Une vie esthétique
Christian Globensky, « Une vie esthétique » in A. Bonnet, J. Lavie, J. Noirot (dir.) Art et transmission. Les secrets d’ateliers (XIXe-XXIe), PUR, Rennes, 2014.

Introduction matinale
Ce matin, je faisais mon yoga, un yoga personnel, sans école — la mienne. Et comme presque tous les matins où je fais mon yoga — où j’exécute (ou non) des mantras déclarés tels — une pensée spontanée prit forme. Une idée, comme un acte désintéressé, une intention sans entrave, une fierté sans prétention, un don sans ressentiment — une action véritable. C’est mon baromètre, qui m’indique que là, le corps et l’intellect fonctionnent vraiment bien ensemble. Ou comme je le notais par ailleurs, « qu’une conscience se délivre dans un surpassement physique, dans une hygiène de vie adaptée et par la grâce de laquelle les énoncés intellectuels trouvent leurs véritables dons. »
« Pourquoi je n’écris pas sur l’art contemporain ? », me suis-je entendu dire. C’était d’autant plus amusant que j’étais justement en train de m’exercer à une forme d’esthétique : la maitrise de l’esprit par la corps. Voyons donc voir. Pour s’enquérir de ce qu’est « l’art »,« l’artiste », et d’une « vie esthétique »,il faut aller chercher ce lointain radical indo-européen °AR, qui obstinément nous ramène vers ces indissociables idées de « jointure », « d’arrangement » et de « rite ». À première vue, cela évoque plutôt un regroupement de notions hétéroclites. Cheminons quand même et glanons ce qu’il y a à glaner. On retrouve le sanscrit irmâh, qui veut dire« bras », puis ensuite le grec harmos, qui lui veut dire« jointure », enfin le latin armus, « épaule » — sans oublier l’anglais arm (bras). On continue avec le grec ar-arô, qui lui signifie « arranger » et dans la même veine, harmozô rendra « ajuster » et harmonia, « harmonie ». Ces notions d’arrangement passeront un peu plus tard au latin pour donner ars, artis signifiant « façon d’être ». Intéressant. On se rapproche de ces « arts d’existence », de ces « techniques de soi », dont parlait Michel Foucault dans ses Usages des plaisirs, mais notons qu’il s’agissait aussi chez lui de traduction plus ou moins littérale du mot « ascèse » — du grec askèsis : exercice de soi. Terminons-en avec le latin ritus, qui se rend par « compte », « nombre », qui tout comme le grec ari-thos, «nombre », deviendra notre « arithmétique ». Le ritus en question, qui signifia d’abord la stricte ordonnance des nombres, prendra son sens religieux de « rite » en se greffant de nouveau sur le sanscrit rtam, qui transmet la notion générale d’« ordre ». Or, le terme de yoga, signifie justement — et littéralement — jonction.
La justification esthétique de l’existence ne fut pas inventée par le jeune Nietzsche, mais elle trouva un nom avec lui. C’est du moins ce que l’on croit dans le clan européen des indo-européens. Mais nous pouvons aussi entrevoir les choses différemment. Le jeune philologue qui, mieux que tout autre fit ce parcours révélateur, cette odyssée dans ce que nous appellerons dorénavant une généalogie de linguistique indo-européenne, comprit que la perfection de l’existence était indissolublement reliée à une acceptation de la vie sans rachat, sans salut… Tragique, illusoire et athéologique ; mais aussi héroïque ! C’est tout cet « art de devenir ce que l’on est », qu’il fallait mettre au jour, et qui avait certes été pensé de diverses manières par les Indo-européens, les Indiens, les Grecs, par des emprunts des uns aux autres. Tout avait été mis en jeu, le corps, l’harmonisation de celui-ci avec son environnement, l’ordre dans lequel ces exercices devaient être faits, pour donner naissance à cette conception tragique du devenir, un devenir esthétique. D’où cette perpétuelle tension entre le Sacré et le Parfait, cette jonction entre le Parfait de l’homme et le Sacré du divin. Nietzsche nomme donc l’esthétique, l’art de parfaire l’usage de l’esprit par le corps comme la plus haute des valeurs. Et pour Nietzsche, c’est une valeurque partageaient entièrement les yogis de l’esprit serein.
[1] Christian Globensky, Zarathoustra/Bouddha, vers un lexique commun, Paris, l’Harmattan, coll. La philosophie en commun, 2004, p. 32
[2] Michel Foucault, L’usage des plaisirs, Paris, coll. Tel, Gallimard, 1984, p. 19