Dans une optique télétravail avec mes étudiants de l’ÉSAL/Metz (suite à la crise sanitaire mondiale de 2020), je propose d’agir très rapidement dans un « acte 1 » dès aujourd’hui, en publiant un feuilleton « Critique et Esthétique ». A partir d’un essai publié dans la revue universitaire de Bordeaux, Figure de l’art, (#37 disponible à la médiathèque de l’ÉSAL/METZ ), essai intitulé : « La puissance discrète du sourire », je propose de publier sur différentes plateformes, tous les jours (5j/sem) des extraits de cet essai critique d’esthétique (amplifié de plusieurs digressions évoquant notre crises actuelles), à 17h, et je répondrai aux commentaires (raisonnés) entre 18h et 19h. Ouvert bien sûr à tous.
Mardi 17 mars 2020 • Feuilleton Critique et Esthétique (1)
Dans cet essai critique d’esthétique, paru dans le numéro 37 de la revue Figures de l’art*, je souhaite débuter son propos par un constat : on peut arborer un sourire du matin au soir, et ce, sur une vie entière mais on ne peut pas rire perpétuellement, au risque d’en perdre la raison. Dans cette perspective, on réalisera rapidement que le sourire s’est longtemps fait rare dans la grande histoire de l’art et de ses représentations. Et pour cause, le sourire est la plus discrète manifestation des tensions verticales, cette légère ascension des commissures des lèvres, tensions verticales que nous dépeindrons ici comme un saisissement esthétique. Auréolées de mystère, formes d’illuminations privées, les tensions verticales se définissent aussi en rapport avec les formes d’autorité qu’elles tutoient. À l’aide de quelques exemples esthétiques liés à la sculpture, ainsi qu’à mon travail d’artiste plasticien, les allégations qui suivent devraient nous inciter à introduire une langue alternative dans l’optique de transformer tout un groupe de phénomènes liés à la spiritualité, la religion, la morale et l’ascèse en de nouvelles expériences recentrées sous l’égide du phénomène esthétique.
La puissance discrète du sourire de Christian Globensky
« Rire et sourire. Plus l’esprit devient joyeux et sûr de lui-même, plus l’homme désapprend le rire bruyant. » Humain, trop humain, Nietzsche
1.
L’une des leçons fondamentales que l’on retrouve dans un petit manuel d’ethnographie de 1926, est que « les phénomènes esthétiques forment une des plus grandes parties de l’activité humaine sociale », et contrairement à ce que nous pourrions penser, ils ne le sont pas simplement à titre individuel, car « une chose est belle, un acte est beau, un vers est beau, lorsqu’il est reconnu beau par la masse des gens de goût. [1] » Ce que l’on pourrait appeler à la suite de Marcel Mauss, une grammaire du Partage, du Don, est, sans aucun doute à l’origine de cette phraséologie polyglotte qui sur des millénaires s’est incrustée dans nos corps pour en façonner différents types de caractères (religieux, artiste, etc.). Et c’est ainsi que « tous les phénomènes esthétiques sont à quelque degré des phénomènes sociaux [2] », et qu’ils le sont, parce qu’en eux la subjectivité s’expose à l’objectivité, et qu’ainsi, le personnel apprend au pluriel à se conjuguer. Dans cette optique, on pourrait à juste titre s’interroger sur l’ensemble des phénomènes qui contribuent à la « force comique » de l’art ainsi qu’à tous ces artifices qui ont pour but de nous délester des illusions les plus lourdes. Autre manière de se demander si la « force plastique », terme cher au jeune Nietzsche de la Naissance de la Tragédie, si cette « force plastique » stimulant sans cesse nos vies, ne serait pas plus percutante sous l’effet du rire, de l’ironie, de l’humour, ou tout simplement, sous la puissance discrète d’un sourire ?
Sans doute est-il temps aussi, comme le suggère Peter Sloterdijk, « de dévoiler l’homme comme une créature qui naît de sa répétition [3] », au moment même où un tournant « anthropotechnique [4] » s’amorce, où une ère placée sous le signe des « exercices de soi » s’ouvre devant nous. Et nous aurons tout à y gagner. Il s’agit d’introduire une langue alternative dans une optique bien précise : transformer tout un groupe de phénomènes liés à la spiritualité, la religion, la morale et l’ascèse en de nouvelles expériences recentrées sous l’égide du phénomène esthétique. Certes, comme le souligne l’ethnographie, « l’importance religieuse des phénomènes esthétiques, connexes des phénomènes religieux [5] », sont indéniables. Et si la doctrine de Preuss sur les origines communes de la religion et de l’art — « origine religieuse de l’art, origine artistique de la religion [6] » — fait encore aujourd’hui force de lois, il est temps d’apporter un nouvel éclairage à cette théorie des représentations collectives et historiques de nos civilisations. Il importe d’introduire dans notre propos une distinction éthique là où la répétition perd justement de son innocence, une contribution qui sera donc ici aux antipodes des effets d’art tonitruants d’un rire mécanique, compulsif, antidépresseur d’une culture nihiliste, mais bien plutôt à la recherche des interstices infra-minces, fondateurs d’un rire d’or, et dans lesquels pourrait se lover un homme nouveau, un homme transformé par la seule puissance de son sourire.
[1] Marcel Mauss, Manuel d’ethnographie, Paris, Payot, 2002, p. 65. Ce à quoi s’attache Marcel Mauss dans les passages de cet essai consacrés aux phénomènes esthétiques, c’est leur aspect ethnographique, c’est-à-dire l’histoire de la civilisation artistique. Et d’y affirmer qu’une grande part de notre histoire de la civilisation est le fait de l’art.
[2] Ibid. p. 65.
[3] Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie, tr. de l’all. par O. Mannoni, Paris, Libella, 2011, p. 16.
[4] Ibid. p. 55. « Nietzsche se situe (…) au tout début des ascétologies modernes, non spiritualistes, avec leurs exercices de physiotechniques et de psychotechniques, de diétologies et d’entraînements autoréférentiels, et donc de toutes les formes (…) de travail à sa propre forme vitale, que je regroupe dans le mot “anthropotechnique“ ». Forme vitale que les neurosciences nomment aujourd’hui « homéostasie » et dans laquelle les sentiments esthétiques sont déterminants dans nos inventions culturelles. Cf. Antonio Damasio, L’Ordre étrange des choses, Paris, Odile Jacob, 2017.
[5] Marcel Mauss, op. cit., p. 68.
[6] Ibid. p. 68. Konrad Theodor Preuss, ethnologue allemand, exercera une influence décisive sur la réflexion de Cassirer à propos de la pensée mythique exposée dans sa Philosophie des formes symboliques (1926), qui se présente comme une tentative d’exposer une philosophie de la culture des pratiques humaines en générale.
Commentaire de Illustration (1) : Christian Globensky, Marginalia, Vidéo couleur, 8’35 (en boucle), photographies et textes génératifs, KTA Productions, 2020. Dans mon travail de photographie numérique, je traque les recoins de ces hétérotopies que sont les musées, ce qui devra nous permettre de prendre littéralement conscience de ce qui se joue dans ces marginalia de la monstration, mais aussi de nos postures d’être au monde. Et l’on tentera ainsi de « se tenir à l’extrême limite du champ d’investigation de la phénoménologie qui explore, au moyen de l’époché, ce suspens censé nous ouvrir les portes de la perception juste, la possibilité de percevoir et de comprendre que ce que nous regardons est aussi une entité, vivante ou non, qui nous regarde. » (Jean-Louis Poitevin) Dans mon travail d’auteur, les générateurs de textes se sont toujours révélés de subtils stimulants à la recherche par la création. En s’appuyant sur les travaux de philosophes, de sociologues, de biologistes, mais aussi et surtout d’artistes, l’on pourra mettre à l’épreuve du numérique la sensibilité humaine, ses passions, ses sentiments qui doivent, quoi qu’il en soit, prendre part aux explications qui nous mèneront aux mécanismes de la vie elle-même, et des conditions de sa régulation — de l’homéostasie à l’hypothèse Gaya.
Commentaire de texte (1) : Cette introduction campe bien le décors : nous retrouvons sur une scène où un anthropologue, Marcel Mauss, nous explique qu’une grande part de notre histoire de la civilisation est le fait de l’art. À quoi Nietzsche ajoute que cette Histoire avec grand H s’est depuis toujours élaborée sous la pression d’une « force plastique », étrange mélange de contemplation et d’action, qui jusqu’à Nietzsche, n’avait pas fait l’objet d’un savoir scientifique. Entre ensuite en scène Peter Sloterdijk, philosophe allemand contemporain, qui situe justement Nietzsche au tout début des ascétologies modernes, non spiritualistes et déspiritualisées, pratiques rigoureuses d’exercices permettant à l’homme de se former et de s’élever lui-même. Pratiques qu’il oppose au mode d’action du religieux qui ne peut être opératoire que s’il y a une forme autorité supérieure qui guide ses actions. Enfin, et en hors champ de cette scène d’introduction, un savoir scientifique dès plus contemporain personnifié par Antonio Damasio, chercheur en neuroscience et psychologie, reprend la force plastique étendus à la forme vitale, ici nommée homéostasie, pour proposer, à la suite Darwin, une théorie scientifique sur les origines organiques de la conscience, sous toutes ses formes.
* « La puissance discrète du sourire » in B. Lafargue, B. Rougé, (dir.), Figures de l’art N°37, Le savoir rire de l’art, PUPPA, Pau, 2019, page 53. Collection dirigée par Bernard Lafargue et Bernard Rougé.
Mercredi 18 mars 2020 • Feuilleton Critique et Esthétique (2)
2.
Ouvrons donc sans attendre cette réflexion par une idée miroir : on peut arborer un sourire du matin au soir, et ce, sur une vie entière, à l’image du sourire du Bouddha, mais on ne peut pas rire perpétuellement, jours après jours, année après année, au risque d’en perdre l’entendement. Platon insiste d’ailleurs dans la République sur le fait que le rire fait, pour ainsi dire, perdre la raison. Et la sentence tombe pour les siècles à venir : le rieur est « dominé par le rire » (III, 389a), au lieu d’être maître de lui-même. Nous connaissons la suite : les artifices comiques, la légèreté qui porte le danseur, et la force plastique qu’irradie le héros sont condamnés sans sommation [7]. Sous d’autres latitudes, l’énigmatique sourire du Bouddha, est quant à lui l’attribut de « celui qui parfait tous les buts », — traduction littérale de son premier nom, Siddhârta. Ce sourire reflète la liberté dont jouit celui qui a renoncé à croire que les idées auraient une existence propre, mais en reconnaissant bien au contraire dans l’opinion quotidienne, « la véritable doxa qui empoisonne tout [8] ». Ainsi, les mots dont usent pour décrire ce type de sourire pourraient bien être le siège des idées d’une théorie globale de l’existence en exercice. Enfin, et non sans une certaine sérénité, l’on pourra peut-être accepter avec le Bouddha que le corps et l’âme atteignent ensemble l’autre rive, ou ne l’atteignent pas du tout.
Dans cette optique, il nous faut donc partir du principe que nous avons besoin de l’émotion esthétique pour nous sentir en paix avec nous-mêmes et les générations futures. Mais voilà : quels sont au juste les critères de la beauté plastique, mais aussi de cette force plastique ? Et tout compte fait, s’il n’y en avait pas ? On pourrait ici citer à point nommé cette maxime nietzschéenne : « Des goûts et des couleurs, on ne discute pas. Et pourtant, on ne fait que ça. [9] » Elle nous dit, cette maxime, que nous n’avons pas de critère absolu pour discuter de ce qui constitue la beauté d’une vie humaine. Que l’éthique de la bienséance devrait même nous conduire à taire nos penchants esthétiques, mais que c’est plus fort que nous, nous ne faisons que ça, dans toutes les conversations de notre vie quotidienne, jusque dans notre regard porté sur le monde. Et selon Nietzsche, toute philosophie ne fait qu’exprimer ses préférences esthétiques en matière de jugements, d’éloges, de qualités que l’on peut prêter à la valeur d’une vie, mais aussi de procès, de dépréciations et de condamnations à la vie elle-même — cette fameuse doxa quotidienne qui empoisonne tout.
[7] On connaît le point de vue Nietzsche sur la morale philosophique de Socrate et Platon : elle serait la source du christianisme. Sans cette millénaire fatalité qu’est le platonisme, le christianisme, selon Nietzsche n’aurait peut-être jamais vu le jour. Dans Ecce Homo, il s’exprime « à peu près » en ces terme : « Quelle dose de vérité un esprit sait-il supporter, sait-il risquer, sans encourir une dégradation irréversible de ses organes vitaux ? Voilà qui, d’un point de vue d’immunologue, devint pour moi le vrai critère des valeurs. […] Mes lecteurs savent jusqu’à quel point je considère la dialectique socratique comme le symbole du « déclin » par excellence — et que, comme j’ai pu le proclamer par ailleurs : « Personne ne croit que si Platon vivait de nos jours et avait des idées platoniciennes il serait un philosophe : ce serait un maniaque religieux ! » Extrait de mon livre Comment j’ai appris à me tenir droit, KTA Éditions, Paris, 2014-18, page 68.
[8] Peter Sloterdijk, op. cit., p. 578. Pour Sloterdijk, ce qui perturbe sa raison, c’est l’éternel retour des clichés qui rendent impossibles la pensée vraie et la perception libre. Dans cette optique, il prétend que le « Bouddha, [est] le premier épidémiologiste de l’esprit : il reconnaissait, dans l’opinion quotidienne, la doxa, la peste dont on ne meurt certes pas, mais qui empoisonne tout de même de temps en temps des communautés entières. Une phraséologie qui s’est incrustée dans le corps produit des « caractères ». Elle change les hommes en caricatures vivantes de la médiocrité, elle engendre des platitudes faites chair. Parce que l’existence dans la distinction éthique commence par la destruction de la phraséologie, elle débouche inévitablement sur l’abolition des caractères ».
[9] Nietzsche reprend ici un proverbe Romains de l’Antiquité — » de gustibus et coloribus non disputandum » — qui dans son Zarathoustra, dans le chant intitulé Des hommes sublimes, devient : « Et vous me dites, amis, que “des goûts et des couleurs il ne faut pas discuter “. Mais toute vie est une lutte pour les goûts et les couleurs ! ». Ainsi Parlait Zarathoustra, tr. de G. Bianquis, Paris, GF Flammarion, 1996, p. 162.
Commentaire de Illustration (2) : Christian Globensky, VERTICAL TENSIONS Left: Rubens (Study of Nietzsche in profile), National Gallery, Prague. Carte postale, 10x15cm. KTA Studio, 2016. Right: Rubens (Nietzsche carrying Christ on his descent from the cross), Cathedrale of Our Lady, Belgium. Carte postale, 10x15cm. KTA Studio, 2017. Premier petit aparté sur le portrait de Nietzsche reproduit ci-contre : il s’agit d’un vrai-faux tableau de Rubens, intitulé Portrait de Nietzsche de profil. Cet improbable Rubens, on s’en doute bien, est le résultat d’une manipulation numérique, que j’ai réalisée en carte postale et qui est distribuée par mon atelier-agence KTA Studio dans les librairies de musées. Un vrai tableau de Peter Paul Rubens, Study of a Man in Profile (1611-1612), se trouve bel et bien à la National Gallery de Prague (République Tchèque). En faisant quelques recherches, j’ai découvert que cette « étude » avait été réalisée en vue de la préparation d’un triptyque, La descente de la croix (1616-1617), aujourd’hui à la Cathédrale Notre-Dame d’Anvers, où notre homme de profil est l’une des six personnes qui descendent le Christ de la croix. L’image est trop belle pour être vraie : Nietzsche portant le Christ à sa descente de la croix. On y entend les échos assourdissants du Ecce homo de Nietzsche : « Dionysos contre le crucifié », ou encore, « Bouddha contre le crucifié », mais entendu ici non pas comme une confrontation surexcitée, mais comme un méticuleux réajustement des tentions verticales jusqu’ici codées par la religion et la métaphysique.
Commentaire de texte (2) : Pour débuter ce deuxièmes acte, deux philosophes antiques font leur apparition, Platon et Bouddha. Et l’on y discute l’assertion suivant : « on peut arborer un sourire du matin au soir, et ce, sur une vie entière mais on ne peut pas rire perpétuellement, au risque d’en perdre la raison ». En apparence, ils sont d’accords, mais au fond, ils ont une conception radicalement différente de ce qu’est au juste la « vérité ». Si pour Platon, être maître de soi, signifie s’interdire les artifices, la légèreté et la force plastique qui rend toutes pensées malléables, il en va tout autrement du Bouddha. Pour lui, les sourires sont auréolées de mystère, formes d’illuminations privées, manifestation visible des tensions verticales, ces fameuses élévations spirituelles, ils se définissent en tout premier lieu en rapport avec les formes d’autorité qu’elles tutoient. Le sourire du Bouddha reflète la liberté dont jouit celui qui a renoncé à croire que les idées auraient une existence propre, contrairement à Platon, pour qui notre vie n’a de sens que si elle est l’image inversée du Ciel des idées — et plus tard, le paradis des chrétiens. On sait Nietzsche on ne peut plus explicite sur la question : toute philosophie ne fait qu’exprimer ses préférences esthétiques en matière de jugements, d’éloges, de qualités que l’on peut prêter à la valeur d’une vie, mais aussi de procès, de dépréciations et de condamnations à la vie elle-même. Sloterdijk précise l’enjeu qui procède par saisissement esthétique à répétition sur des générations : une phraséologie s’est incrustée dans le corps et produit des « caractères ». Non sans une certaine sérénité, Bouddha s’est désincorporé de toutes ces phraséologies, pour parvenir à cette intuition fondamentale, que le corps et l’âme atteignent ensemble l’autre rive, ou ne l’atteignent pas du tout.
Jeudi 19 mars 2020 • Feuilleton Critique et Esthétique (3)
3.
Ceci étant maintenant posé, nous pouvons affirmer que tout sentiment esthétique est d’une certaine manière subjectif. Lorsqu’une véritable émotion esthétique s’empare de nous, telle une force plastique capable de nous soulever de terre, nous sommes tout à coup seuls au monde. C’est renversant et l’on ne sait pas comment fonctionne cette tension verticale, cette verticalité ascendante. Nous ne discutons, ni avec les autres, ni même avec soi : nous sommes exposés à une forme d’autorité esthétique à laquelle nous ne sommes pourtant nullement subordonnés. Nous sommes tout entier, corps et esprit, moteur d’une plénitude exaltante, ou, pour reprendre l’image du Bouddha, sur le point d’atteindre l’autre rive. C’est dire que nous ne formons plus qu’un avec le monde dans une expérience non répressive de la différence des autorités hiérarchiques. Voilà pourquoi notre jugement de goût est à la fois subjectif et universel, comme le souligne paradoxalement Emmanuel Kant à la fin de son œuvre [10] . Subjectif, car sans critère objectif, fondé simplement dans l’harmonie des subjectivités humaines. Mais universel, car on ne doute pas un seul instant que ce qui nous touche ainsi puisse toucher les autres. Nous approchons là un secret bien gardé depuis l’aube des temps dans l’image d’un simple sourire. Il sera notre guide, précieux, car lui seul peut nous mener à la réalisation pleine et entière de notre vie — et peut-être même, de l’humanité à venir.
Je souhaiterais poursuivre en présentant quelques exemples esthétiques liés à la sculpture pour appréhender d’entrée de jeu le phénomène des tensions verticales, des verticalités ascendantes et leur implication dans la réorganisation de nos existences en exercices. Les allégations qui suivent devraient aussi nous inciter à redéfinir les sources d’autorité éthiques et esthétiques et nous faire comprendre comment tout un ensemble de phénomènes qui étaient jusqu’ici interprétés comme de suprêmes autorités divines s’incarnent en réalité dans un sentiment esthétique. Que l’on confonde toujours avec celui de la religiosité donc, et que seul Nietzsche, ce « Schliemann des ascèses [11] », a su mettre au jour, dans le « continuum des hautes cultures, l’empire trimillénaire des exercices intellectuels, des auto-dressages, des auto-élévations et des auto-abaissements, bref : l’univers des tensions verticales codées par la métaphysique [12] » et la religion.
[10] Dans ce passage, j’emprunte quelques formulations au très beau livre de Charles Pépin, Quand la beauté nous sauve, (coll. Marabout, Paris, Robert Laffont, 2013), et plus particulièrement, des pages 43 à 55. Mais il y a plus important encore : « nous avons besoin de cette parfaite beauté pour nous souvenir de ce que nous pouvons être. Ce plaisir esthétique est comme un indice, une promesse. C’est cela, aussi, que la beauté nous fait : elle nous redonne notre liberté, notre capacité à nous faire confiance — à nous écouter. Finalement, ce qui nous intéresse ici n’est pas ce que c’est le beau, mais ce que cette beauté nous fait. (…) Nous devenons ce qui nous regarde. » Le livre d’Emmanuel Kant auquel il est fait allusion est Critique de la faculté de juger (coll. Folio essais, Paris, Gallimard, 1989).
[11] En référence à l’archéologue allemand qui découvrit l’antique ville Troie. Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie, op. cit., p. 50-55. Pour Nietzsche, la véritable question est de déterminer si nous avons « la possibilité et le droit de vivre d’autres formes de vie après le christianisme, et avant tout des formes dont les modèles s’inspirent de l’Antiquité grecque […] et indienne. En ce sens, « Nietzsche ne relève pas de la modernité, mais de la postmodernité, dont il serait l’un des pères fondateurs. » Pourquoi donc ? Ce qui importe à « Nietzsche, c’est une […] une altérité temporelle de principe au cœur du temps présent. (…) Son concept de l’allochronie [altérité temporelle] — encore timidement introduit, dans un premier temps, sous la forme de “l’inactuel“ (…) repose sur l’idée aussi suggestive que fantastique que l’Antiquité n’a besoin d’aucune des répétitions mises en scène par les époques ultérieures, parce que, “au fond“, elle se régénère constamment de par sa propre force » plastique. En ce sens, « Nietzsche est notre contemporain », tout en se présentant comme un disciple du philosophe Dionysos, qu’il troque parfois pour le Bouddha.
[12] Ibid. p. 55. « Avec le déplacement [que Nietzsche] s’impose à lui-même dans une Antiquité « au-dessus des époques (…) mais aussi en dessous de tout futur, il a en fait la mesure d’excentricité nécessaire pour jeter sur sa propre époque, mais pas seulement sur elle, un regard qui vient comme de l’extérieur. Son autodatation alternative lui a permis de décoller du présent, bond qui lui a donné une large vision, suffisante pour embrasser, dans une synopse inouïe, le continuum des hautes cultures, l’empire trimillénaire des exercices intellectuels, des autodressages, des autoélévations et des autoabaissements, bref : l’univers des tensions verticales codées par la métaphysique. »
Commentaire de Illustration (3) : Christian Globensky, K21 (the stair) Dusseldorf, c-print, 60x90cm, 2017, ©globensky. Deuxième aparté sur une photographie de musée de ma série Inside the museum. Presque tous les musées du monde partagent une même qualité essentielle : ils sont lumineux. La lumière est l’essence d’un établissement culturel, le point de rencontre des ses différentes composantes. Salles et seuils du dedans et du dehors, ces vides auxquels les architectes vont poser les fondements de leur musée, échafauder en tensions verticales. Sans cesse, du début à la fin, de bas en haut, ils reprendront la circulation des vides, retraceront la circulation de la lumière, de cette information pure sans contenu. Les black box, ces salles obscures des musées se tournent souvent du côté du cinéma et de la vidéo, en projetant leurs faisceaux lumineux chargés de contenus. Les salles de projection ont tendance à nous rappeler un peu brusquement que les musées sont des institutions qui ont une propension à édulcorer le contenu politique des œuvres. Mais c’est au contraire parce que le musée se vit dans l’après-coup de l’histoire, qu’il est par définition « inactuel », et que l’on y pressent d’autant mieux le frémissement d’un futur à venir. C’est dire qu’il faut être de plus en plus conscient qu’un au-delà de la finitude est à protée de main. Et en déduire aussi, que toutes les salles de musée à venir, seront vécues simultanément comme la naissance et l’aboutissement d’un projet déjà achevé, résolu et autonome. Être à la fois totalement impliqué et spectateur de ce qui advient. Se dire que l’on pourra toujours pressentir légèrement à l’avance ce que nous réserve la prochaine salle, tant et si bien, que les événements nous apparaîtrons comme les fruits de notre propre volonté. Peut-être s’agit-il, enfin de compte, de reparcourir pour une millième et une fois ce même musée du vivant qu’est notre vie ?
Commentaire de texte (3) : Dans ce troisième acte, la scène s’anime tout à coup de façon inattendu, un acrobate, pris d’une véritable émotion esthétique, telle une force plastique est soulever de terre. Tous les regards sont tournés vers lui, tout à coup, seul au monde. Personne ne sait pas comment fonctionne, comment cette tension verticale, cette verticalité ascendante, qui maintient notre acrobate plusieurs mètres au-dessus de la scène. Plus personne ne discute, ni même avec soi-même : le souffle coupé, nous sommes tous autant que nous sommes exposés à une forme d’autorité esthétique, à laquelle nous ne sommes pourtant nullement subordonnés. Nous sommes tout entier, corps et esprit, moteur d’une plénitude exaltante. Et c’est à ce moment précis que nous ne formons plus qu’un avec le monde. À ce moment précis, que nous réalisons que cela est possible dans une expérience non répressive de la différence des autorités hiérarchiques. Ici, le chemin est tracé, le phénomène des tensions verticales, des verticalités ascendantes et leur implication dans la réorganisation de nos existences en exercices, sera notre objectif. Avec pour guide, Nietzsche, pionnier d’une nouvelle science humaine que l’on pourrait qualifier de science planétaire de la culture. Parce que au fond l’ascétisme est l’« un des faits les plus répandus et les plus persistants qui soient au monde ». Ces « faits » réclament une généalogie qui leur soit adaptée, une phraséologie et une science du vivant adéquate. Notre mission, « nous les prématurés d’un futur non encore attesté », disait Nietzsche, ce « Schliemann des ascèses » : déterrer, débusquer et déloger les sources d’autorité esthétiques afin de réaliser que tout un ensemble de phénomènes qui étaient jusqu’ici interprétés comme de suprêmes autorités divines s’incarnent en réalité dans un saisissement esthétique.
Vendredi 20 mars 2020 • Feuilleton Critique et Esthétique (4)
4.
Comme nous l’évoquions à l’instant, rire et sourire ont été condamnés depuis fort longtemps par la philosophie occidentale, puis diabolisés par la chrétienté. Et s’ils ont réussi à se nicher dans le théâtre grec, joué pendant les dionysies, ces fêtes en l’honneur de Dionysos [13], on réalisera rapidement que même le sourire, cette toute première manifestation de tensions verticales aux commissures des lèvres, s’est longtemps fait rare dans la grande histoire de l’art et de ses représentations. Notons ici simplement que le plus ancien sourire dont la pierre témoigne est apparu il y a fort longtemps, et sans doute de façon fort déraisonnable, sous les traits d’un gouverneur de Mésopotamie. Il s’agit d’une petite sculpture que l’on peut voir au Musée du Louvre, représentant Ebih-iI, nu-banda (Ebih-iI, l’intendant » qui a été trouvé sur le site de Mari, en Syrie, dans le temple de la déesse de la fertilité, Ishtar. Gravée sur son épaule droite, une inscription nous renseigne : « Ebih-iI nu-banda a offert sa statue pour Isthar ». Sont aussi gravées des étoiles, car Isthar est la « Dame du Ciel », et plus précisément, l’incarnation de la planète Vénus, qui apparaît deux fois dans le ciel, le matin et le soir. Au fil des études, cette statue est devenue l’archétype de la statuaire votive mésopotamienne de l’époque du Dynastique Archaïque (2950-2334 avant notre ère). Le terme de nu-banda désigne sa fonction, qui fut d’abord traduite par « intendant » mais renvoie plutôt à une charge à tonalité administrative et religieuse.
Regard émerveillé, sourire béat, une attitude exceptionnelle pour l’époque, alliant le geste de l’adoration à la position assise. C’est un sourire empreint de religion — à la manière dont Shakespeare fait dire à Juliette, à propos des attentions de Roméo : « il y a de la religion dans vos baisers [14] ». Une prière souriante à la déesse protectrice de la province où officiait le gouverneur, et que l’on implore en fixant son regard, matin et soir, vers le ciel, sur l’étoile de Vénus. Ici, l’élément vertical qui oriente les ascensions est clairement mû par un attracteur externe, une divinité figurée par l’étoile de Vénus. À la même époque, l’Égypte a étonnamment produit le même type de statuaire votive, où prière en position assise, sourire et regard sont ici adressés à l’un des plus anciens dieux de la mythologie égyptienne, Horus, le Dieu à tête de faucon. Horus signifiant « Le lointain », en référence au vol plané et majestueux du rapace, en haute altitude. Ou encore, le sourire du roi Amenhotep II, aux environ de 1200 avant notre ère et qui lui aussi est entièrement dévoué aux dieux — mieux : monté sur le trône, Horus est l’incarnation du Dieu Ré, aussi représenté par une tête de faucon, mais surmontée d’un disque solaire. Inutile ici d’insister sur le double attracteur externe qui oriente les tensions ascendantes.
[13] Précisons ici que l’extase dionysiaque, selon Nietzsche, n’a que très peu à voir avec l’ivresse de Bacchus, mais invite bien plutôt, au sacrifice de soi. Son « fils dionysien », ce Bouddha européen qu’est son Zarathoustra, le dira mieux que tout autre : « il faut porter en soi beaucoup de chaos pour accoucher d’une étoile qui danse », et ainsi, « forcer les hasards sublimes à danser des rondes célestes ». À propos de La Naissance de la tragédie mentionné plus haut en introduction, Nietzsche disait de celui-ci : « Un livre impossible », de par son caractère initiatique, quelque chose d’indicible, et déjà, un « évangile de l’harmonie universelle ». Et pour cause, le livre réhabilite « la puissance artiste tout entière de la nature », que Nietzsche nomme d’abord force plastique, puis, Dionysos, mais aussi parfois, entre les lignes, Bouddha. « J’ai rencontré moi aussi », dira Nietzsche à la toute fin de Par delà le bien et le mal, livre qui suit immédiatement son chef-d’œuvre planétaire, Ainsi parlait Zarathoustra : « J’ai rencontré moi aussi sur ma route plus d’un esprit singulier et quelquefois dangereux, mais surtout celui dont je viens de parler et je n’ai cessé de parler de lui, rien moins que le dieu Dionysos, le grand dieu ambigu et tentateur, auquel, vous le savez, je consacrai autrefois mes prémices, en grand secret et vénération [Nietzsche désigne ici sans ambiguïté son premier livre, La Naissance de la tragédie], moi le dernier, me semble-t-il, à lui avoir offert un sacrifice… »
[14] Shakespeare, Roméo et Juliette, (Acte 1, scène 5). L’original, comme toujours, est encore plus percutant : « You kiss by the book. » Esprit libre s’il en est un, Shakespeare n’a cessé de dire ô combien nos traits de caractères découlaient des phraséologies dominantes. « Comme au catéchisme : mes questions dicteront les réponses. » (Othello IV, 1) Ayant mise en scène ces actes de désincorporation des centaines de fois, où le corps et l’esprit extirpent de leur être ce formatage millénaire, il en arrive à une vision que l’illusion est première, et que le projet d’une humanité reste encore à construire. « Nos divertissements sont maintenant terminés. Nos acteurs, comme je vous en ai prévenu, étaient tous des esprits, et se sont fondus en air, en air léger. Et l’incorporel tissu de ces visions, les tours coiffées de nuages, les magnifiques palais, les temples solennels, et tous ceux qui les habitent se sont dissout. Comme cet immatériel spectacle s’est effacé sans laisser la moindre trace. Nous sommes de l’étoffe dont les songes sont faits et notre petite vie est cernée par le sommeil. » (La tempête IV, 1)
Commentaire de Illustration (4) : Ebih-iI, nu-banda, (2950- 2334 av. notre ère), musée du Louvre, Paris ©globensky (…) Tête de sphinx — roi Aménophis II (1427- 1401 av. notre ère), musée du Caire, Égypte. ©globensky (…) Bouddha debout (II siècle avant notre ère) musée des arts asiatiques, Nice.
Commentaire de texte (4) : Faisant suite à notre numéro d’acrobate, entre en scène pour ce quatrième acte des statuts mobiles sur socles roulants. Dionysos, tout d’abord, flamboyant mais ambivalent, parce que d’abord un dieu oriental, et non pas grec, qu’il était souffrance, menaçant sans cesse de l’extérieur l’intégrité de l’homme grec, de l’homme dans son essence, le poussant toujours au-delà de ses limites, surplombant l’abîme de l’illusion et de la folie, avec le sourire le plus éclatant. On peut aussi, comme le suggère Maurice Druon, être tenté, au travers du mythe de Dionysos et des célébrations de son culte, de « reconnaître d’une part, l’expression d’une symbolique initiatique commune à tous les peuples antiques depuis l’Inde jusqu’à la Grèce, et d’autre part le souvenir d’un lointain conquérant qui, homologue d’Alexandre le Grand dans une très antérieure période, aurait été regardé comme une incarnation de Zeus ». Puis c’est au tour de Ebih-iI et d’Aménophis II d’exhiber leurs sourires béats, regards émerveillés, fixés matin et soir, vers le ciel, soit en direction de l’étoile de Vénus, ou encore, vers le disque solaire. Ce sont des personnages qui appartiennent aux sphères des sociétés de leurs époques. On peut en déduire que l’une des raisons de l’inégalité entre les l’hommes puisse tenir à leurs ascèses, à leur croyances, leurs religions — et donc aussi à « la diversité de leurs prises de l’opposition sur les défis de la vie en exercice. » Vu sous cet angle, cette idée, jusqu’à Nietzsche, « n’a jamais été formulée dans l’histoire des recherches menées sur les causes dernières de la différence entre les hommes. » Mais voilà qu’entre en scène Bouddha, témoin vivant qu’une renaissance esthétique est possible, et ce, par des ascèses déspiritualisées. Sur cette scène, Bouddha est la réponse incarnée « à la question que pose Nietzsche avec excitation à la fin de son texte de la Généalogie de la morale : sur quoi la vie humaine peut-elle encore s’orienter après le crépuscule des dieux ? La vitalité, [qui est] elle-même […] l’élément vertical qui oriente les ascensions, [qui] n’a pas besoin d’attracteurs externes […]. Avec ou sans Dieu, chacun ne va que jusqu’où sa forme le porte. » Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie, op. cit., p. 61.
Lundi 23 mars 2020 • Feuilleton Critique et Esthétique (5)
5.
Mais le sourire qui retiendra tout particulièrement notre attention est celui d’un Bouddha du Gandhara (voir l’illustration 4), du IIe siècle avant notre ère, très bel exemple de cet art gréco-bouddhique qui se développera dans la région du Gandhara, dans le Pakistan actuel. Ce n’est qu’après le passage d’Alexandre le Grand et l’influence laissée par les sculpteurs grecs sur le Gandhara, que le développement de cet art progressera, forgé aussi par de nombreux emprunts à des cultures diverses de régions voisines, où des groupes de cultures différentes se rencontraient sur les routes commerciales, ces fameuses routes de la soie. D’ailleurs, les commanditaires, souvent bouddhistes laïcs, étaient majoritairement des commerçants en rapport avec ces routes : tournées vers l’Inde, l’Iran, les steppes, l’Asie centrale orientale et la Chine. Chose encore plus étonnante, c’est sous la forme « gréco-bouddhique », dans l’art du Gandhara, que furent réalisées les premières représentations humaines de Bouddha. Dans les sculptures et bas-reliefs précédant le IIIe siècle avant notre ère, l’omission de l’image du Bouddha s’expliquait par l’état inattaquable de celui qu’on ne peut plus atteindre. « Après tout, le pur bonheur est bien une inattaquabilité intérieure ? [15] » Ces représentations humaines de Bouddha apparaissent en deux points éloignés : d’abord au Gandhara, puis à Mathura, en Inde.
Je formule ici l’hypothèse que l’on trouverait dans cet art gréco-bouddhique l’exemple du plus parfait des sourires pour les siècles à venir — qui n’a peut-être d’égale celui de la Mona Lisa — et même pour les millénaires à venir. De fait, que nous révèle l’énigmatique sourire du Bouddha figuré en position assise dans toute la statuaire de l’Orient extrême, de l’Inde au Japon ? Que ce qui s’expose soi-même en perpétuelles tensions verticales — torse, sourire — et ce, sans faire appel à des attracteurs externes ; et que celui qui a fait ses preuves en créant un au-delà qui ne soit au-dessus de rien acquiert une autorité dénuée d’arrogance. Le sourire du pleinement Éveillé est la contre-image par excellence des portraits du type de caractère des religieux, modelés par la violence de terribles ascèses, et stigmatisé par le désir de vengeance envers toute forme vitale autonome. « Contrairement au visage du Christ, nous rappelle Sloterdijk, qui se donne pour objectif ou bien la souffrance finale, ou bien la représentation de la transcendance, le visage du Bouddha montre le pur potentiel d’une possibilité absolument immanente d’être touché par ce qui se passe devant lui. Par son état d’apesanteur joint à une propension à la résonance, ce visage est proprement l’évangile réalisé ; il n’annonce rien, il montre ce qui est déjà là. [16] »
[15] Christian Globensky, Comment on devient Bouddha — selon Nietzsche, Paris, éditions jannink, 2017, p. 56. L’une des spécificités de mon travail d’artiste plasticien se trouve du côté des corpus que je convoque, mobilise et réactualise. Ce processus de décantation conduit à des créations transdisciplinaires, de l’installation à la photographie, ainsi qu’à l’écriture de livres d’artiste cernant certaines des questions liées aux ambiguïtés de la production artistique dans une époque de doute envers notre réel et l’épaisseur de nos expériences. Le premier rapprochement fait entre Nietzsche et Bouddha s’est opéré par le biais d’un concept « d’hybridation d’auteurs », que j’ai créé il y bien des années de cela, quand j’ai sollicité un programmeur afin de développer un générateur de texte. Il s’agissait d’un geste d’appropriation engendré par une pratique de génération de textes où j’implémentais à l’ordinateur des extraits de textes de différentes provenances : Lewis Carroll et Williams Burroughs donnaient par exemple un Alerte aux pays des merveilles. Ou encore, des positions lexicales comme : Warhologie. La citation « le pur bonheur est une inattaquabilité intérieure » est issue de ces manipulations textuelles et informatiques.
[16] Peter Sloterdijk, Bulles : Sphères I, tr. de l’all. par Olivier Mannoni, Paris, Pauvert, 2002, p. 196. « Seule la face de Bouddha et les anges souriants du gothique sont parvenus à échapper à ce qui les soumettait à la signification. Lorsqu’ils apparaissent sous forme d’image, ils présentent la clairière faciale elle-même. Qui pourrait ne pas voir que la séduction de Mona Lisa tient, entre autres, au fait qu’elle peut montrer un visage ayant échappé à la contrainte d’exprimer la signification plutôt que la joie, de la manière la plus mystérieuse et la plus subversive qui soit. Lorsque Deleuze et Guattari, avec une bonne humeur épigrammatique, écrivent : « Le visage, c’est le Christ. Le visage, c’est l’Européen type… », ils touchent, à partir du cas particulier du visage prototypique de l’Européen, à un trait fondamental du processus de création de visages à l’ère des empires et des religions évoluées. » (p. 190) « Pour ce qui concerne l’univers de l’Asie orientale à l’époque des civilisations hautement avancées, on ne saurait surestimer l’importance des représentations de Bouddha pour la constitution d’icônes directrices. Tout comme, dans le cercle culturel chrétien, les crucifix et les icônes de la transfiguration ont imprimé leur forme, au fil de longs processus de modélisation, sur les visages et les visions des Européens, les mondes indien, indochinois, chinois et japonais ont eux aussi reçu une profonde impulsion de [prolonger] la plastique faciale à travers les portrait du « Pleinement-Éveilllé ». » (p. 194) « Au fil d’un processus de modelage physionomique (…) le Bouddha représenté en méditation a entraîné dans son sillage les visages des moines et des méditatifs de tout état ; son icône nirvanique a gravé sur tout un cercle culturelle le message de la dignité de la posture assise, en méditation, les yeux fermés. Cette position représente la forme la plus sublime qu’ait prise le paradoxe ontologique de l’ouverture du monde en l’absence de monde. Pendant plus de deux mille ans, l’image du Bouddha en méditation a aussi offert aux Etats laïcs des sociétés asiatiques une icône du détachement. Elle a encouragé la protraction, [de prolongation] de visages dans lesquels on a imprimé la forme d’une inclination au vouloir du non-vouloir. Bien qu’il soit constamment représenté comme un visage silencieux, il contient, pour chaque observateur, une promesse intime de résonance parce que, dans son calme vivant et alerte, il montre le visage de la compassion et de la joie partagée. Sa concentration communique une forme démultipliée de la joie, puisqu’elle rayonne d’une participation (…) Il sourit au-delà de l’attitude du sourire (…). » (p. 196)
Commentaire de Illustration (5) : Christian Globensky, Bouddha de Mathura, c-print, 80x60cm, 1997, ©globensky. Troisième aparté sur une photographie que j’ai réalisée lors d’une résidence en Inde, à Mathura, — tout près d’Agra —, qui compte parmi l’une des sept villes saintes de l’Inde, des villes où la libération spirituelle pourrait être atteinte plus facilement et qui sont toutes exclusivement végétariennes. Sculpture fragmentaire, corps mutilé, ce torse autonome dit mieux que mille mots la nécessité de penser avec le corps, qu’il n’y a pas de pensée sans corps, ou encore, pour reprendre l’image du Bouddha cité plus haut, que le corps et l’esprit atteigne ensemble l’autre rive, ou ne l’atteigne pas. Sublime et parfaite tension verticale de ce torse apparemment autonome, puisque tout de même soutenu par ses jambes en position du lotus. Jambes sur lesquelles reposent les deux mains et deux pieds en position tournées vers le ciel, symbole de l’équilibre parfait de la pensée et du corps. Plus que jamais ici, on est confronté au « concept de l’objet qui se dit lui-même et du corps qui se publie lui-même en pleine possession de son pouvoir (…) et ce, précisément du fait qu’il constitue seulement le reste d’une sculpture complète. » Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie, op. cit., p. 38.
Commentaire de texte (5) : « On connaît cette anecdote, qui est confirmée par deux sources, Plutarque et Cicéron : lorsqu’Alexandre le Grand alla trouver « Diogène le chien », déjà fasciné par ce qu’il savait du philosophe cynique, il lui dit sans détour : « Demande-moi ce que tu veux, je te le donnerai ! – Ôte-toi de mon soleil, Alexandre ! lui rétorqua Diogène. – N’as-tu point peur de moi ? – Qu’es-tu donc ? Un bien ou un mal ? – Un bien ! – Qui donc pourrait craindre le bien ? » En prenant congé du philosophe qui avait décidé de vivre tel un ascète dans la cité, dormant dans une grande jarre, « comme un chien », Alexandre aurait confié à l’un de ses généraux : « Si je n’étais pas Alexandre, je serais Diogène. Peu de temps après, mais à des milliers de kilomètres, en Inde, lorsque les compagnons d’Alexandre eurent dépassé ce qu’ils nommèrent alors les « bornes de Dionysos », qui sont d’immenses pierres dressées, rangées en file parmi des arbres gigantesques, ils ne pouvaient savoir qu’il s’agissait en réalité d’un sanctuaire au dieu indien Shiva (…). Alexandre acquit à ce point la certitude que non seulement Dionysos était passé ici avant lui, mais que c’est en ces contrées que son culte avait pris naissance. Ici, en Inde. Le but ultime de son odyssée fut désormais de lever le voile sur cette « sagesse du bout du monde ». Il troqua alors son vieux maître Aristote pour Calanos, un sage parmi les ascètes hindous, que les Grecs nommaient les gymnosophistes, les « sages nus ». Calanos lui apprit tant de choses sur Shiva et Bouddha qu’il se persuada que, comme Dionysos, il était le dieu des ascètes vivants dans la forêt, de la vigne et du vin, mais aussi de l’extraordinaire puissance artiste de la nature. Alexandre n’opposa aucune objection à ceux de ses soldats qui désirèrent suivre les enseignements de ces sâdhus indiens. Mais alors âgé de 73 ans et épuisé par les incessants voyages des armées du conquérant, Calanos fit part à Alexandre de son désir de mourir, sentant l’imminence de son invalidité l’accaparer. Le vieux sage avait décidé de finir ses jours par auto immolation par le feu. Bien qu’Alexandre tenta de l’en dissuader, Calanos resta impassible au milieu des flammes, au grand étonnement de tous les spectateurs de la scène qui se déroula dans la ville de Suse, en Iran. Plus que tout autre, Pyrrhon, fondateur du scepticisme – cette doctrine philosophique selon laquelle la pensée humaine ne peut déterminer avec certitude la vérité –, semble avoir été fortement influencé par la sagesse de Calanos. Avant de mourir, les derniers mots de celui-ci pour Alexandre furent : « On se retrouvera à Babylone. » Et si Alexandre n’avait, à cette étape de son périple, aucune intention de repasser par cette ville qu’il avait déjà conquise, il ne pouvait se douter qu’il allait pourtant y trouver la mort. De cette sagesse du bout du monde, Alexandre perçut très clairement que Dionysos était d’abord un dieu oriental, et non pas grec, qu’il était souffrance, menaçant sans cesse de l’extérieur l’intégrité de l’homme grec, de l’homme dans son essence, le poussant toujours au-delà de ses limites, surplombant l’abîme de l’illusion et de la folie. Que s’il n’était pas lui-même le flamboyant Dionysos, il serait Bouddha. » Si je n’étais pas Dionysos, je serais Bouddha, in Christian Globensky, Comment on devient Bouddha — selon Nietzsche, op. cit., page 31.
Mardi 24 mars 2020 • Feuilleton Critique et Esthétique (6)
5.
Pour reprendre une image nietzschéenne, de par sa réalisation pleine et entière de sa propre forme vitale, le Bouddha offre à l’humanité le plus grandiose présent qu’elle n’ait jamais reçu : la création de l’homme par l’homme. Le Bouddha tire haut la main son épingle du jeu de ces fameuses « luttes de la générosité », dont fait état Marcel Mauss, où le plus respecté sera celui qui aura offert, y compris en les détruisant, le plus de richesses [17]. Le Bouddha, qui démonta de manière extrêmement méthodique toutes ces petites illusions créées par le langage, dira simplement : « Ne point croire : “Je suis cela” ; voilà la liberté. » Avec une infinie patience, il expliqua à ses disciples que toute perception du monde sensible est une première traduction d’abord rendue possible par nos différents organes sensoriels. Et qu’ensuite, poursuit en quelque sorte Nietzsche, le langage s’empare de cette force plastique saisie par le corps et vient redoubler cette interprétation en la nommant.
« Le grand mérite du Bouddha, mais aussi sa grande liberté d’esprit, est d’avoir fait tomber tous les masques de toutes les religions de son époque et de celles à venir, en ignorant l’idée du péché, mais aussi celle de la rédemption. “ Être attaché à une chose et en mépriser d’autres choses comme inférieures, cela je l’appelle un lien “, dira-t-il, coupant court à l’apparition de la détresse intérieure qu’entraîne nécessairement le désir immérité du miracle de la rédemption, sous la forme d’une dette infinie. [18] » On comprend ici toute l’importance qu’il y a à considérer le langage comme un phénomène esthétique, dont la matière première n’est nulle autre que cette force plastique capturée par votre corps, et sur laquelle s’exerce votre puissance artiste à créer un monde renouvelé à chaque perception. « C’est à l’aune de la création esthétique, et d’elle seule, que nous avons appris à nous exposer à une forme d’autorité qui ne nous mette pas en esclavage, à une expérience non répressive de la différence hiérarchique. [19] »
[17] Les protagonistes de ces luttes de la générosité ne recherchent nullement un gain matériel, au contraire, ils manifestent « tout le mépris pour la richesse qu’ils éprouvent envers la richesse pour elle-même, et tout le prix qu’ils attachent à l’honneur, à leur prestige, en se montrant chacun plus généreux et le plus dépensier de tous. » Florence Weber en introduction à Marcel Mauss, Essai sur le don, Paris, PUF, 2012, p. 13. Dans un magistral essai, La compétition des bonnes nouvelles, Sloterdijk présente Nietzsche, à la suite de Bouddha, comme un enseignant de la générosité, un sponsor de la générosité, au « sens où il contamine celui qui reçoit son cadeau avec l’idée de la richesse, qui ne doit mériter d’être acquise que dans la perspective de la possibilité de la gaspiller. » (p. 75) Si l’avenir de l’humanité est test, Sloterdijk à la suite de Nietzsche, se demande s’il est possible que le ressentiment dans son rôle de première puissance historique misologique [haine de la raison] puisse être « éteint » par une nouvelle force eulogique [réunificatrice] du langage. Et de conclure avec cette imparable question : « or, qu’est-ce que l’œuvre moralo-philosophique de Nietzsche si ce n’est un grand exercice de dépassement du besoin de rabaisser les autres ? » (p. 89) La compétition des bonnes nouvelles, tr. de l’all. par O. Mannoni, Paris, Mille et une nuit, 2002.
[18] Christian Globensky, Comment on devient Bouddha — selon Nietzsche, op. cit., p. 53.
[19] Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie, op. cit., p. 35.
Commentaire de Illustration (6) : Christian Globensky, AFFICHES HIRONDELLES DUO, Left: Hors les mur[s] [s]ur les murs – N°8 “hirondelles A”, affiches recto-verso, A2, Galerie Stéphane Mortier, 2018. Right: Hors les mur[s] [s]ur les murs – N°8 “hirondelles B”, affiches recto-verso, A2, Galerie Stéphane Mortier, 2018. Si les affiches de métro offrent un large registre de représentations où un vocabulaire extensible à l’infini s’élabore sous l’objectif, le sens usuel, lui, disjoncte dans cette univers en apparence lisse, telle une défaillance pointé par le systèmes même de production des ces images, et révèle une syntaxe de faux raccords, de dérapages, de décalage comme autant de glissements de sens vers une catastrophe imminente. Il en va de même pour les hirondelles de coupe qui apparaissent comme autan des cibles muettes, repères cartographies d’une typologie discrète mais envahissante criblées d’instants en suspends. Et c’est à ce point précis que l’on tente de revivre l’instant précédant l’inévitable, ce catastrophique « c’est arrivé », et qu’une extension du désir esthétique se trame en une succession d’impressions toujours repoussée un peu plus loin. Telle une passion érotique qui ne peut prendre fin dans la forme institutionnalisée d’une vie sans danger, d’un mariage consensuel entre passion et raison, liberté et soumission, le publique consomme ces images dans l’attente fantasmée de sa propre fin, où catastrophisme rime ici avec orgasme paroxysmique. Il s’agit d’une série de photographies de détailles d’affiches de métro où l’accent est mis sur les faux raccords, les hirondelles de coupe, les trames d’impression et autres détails propres à ce mode de reproductions mécaniques d’images agrandies. Une série intitulée Hirondelles.
« Il n’y a pas de trame narrative. Du moins pas à l’échelle de leurs existences. Les images se suivent et dessinent des ellipses extensibles à l’infini. Ces moments, d’une rare intensité, sont de loin ceux qu’ils préfèrent. Comme s’entendre dire des confessions informulées à la limite d’un désir toujours repoussé un peu plus loin. Pourtant, dans cet enchevêtrement d’images survivent des destins entremêles, une impression de déjà-vu, que le simple hasard nimbe d’un voile d’oubli, parfois salvateur, parfois machiavélique. Où en sont-ils ? Avant ou après la catastrophe ? L’image d’une catastrophe philosophiquement consumée mille et une fois qui pourtant, nous interpellent encore et toujours sur l’imminence de la catastrophe contemporaine.
— Feignons-nous l’appréhension de la catastrophe ou oublions-nous tout simplement qui elle a déjà eu lieu ?
— Reproduite à l’infini… comme la photographie qui répète mécaniquement ce qui ne pourra jamais se répéter existentiellement.
— Tu penses à Barthes ? Le punctum d’un événement, d’une photo qui, au hasard, pointe, blesse, meurtrit…
— Je n’ai pas dormi cette nuit, cette canicule va nous tuer, lentement mais sûrement… (silence).
— N’y a-t-il pas dans l’accumulation de ces catastrophes en chaîne la possibilité d’une extension du désir ?
— Un « en deçà » du « ça été »… hum… ça me plaît.
— Ou encore : la chute n’est-elle pas ce mouvement sublimé par lequel se met en jeu le ressort dynamique propre à tout désir esthétique ?
— On ne mourra donc jamais… Tu sais qu’une hirondelle pouvait parcourir 10 000 kilomètres avec seulement quelques grammes de graisse comme carburant ?
— C’est tout simplement magique darling… »
Commentaire de texte (6) : Marcel Mauss (1872-1950) neveu et héritier spirituel du fondateur de la sociologie, Emile Durkheim (1858-1917), a montré comment les sociétés archaïques qu’il avait étudiées étaient structurées par le don, c’est-à-dire un mode d’échange de produits, réels ou symboliques, qui n’obéissait pas aux « lois » de l’économie marchande, mais à celles qui construisent les relations familiale, sociale, politique, humaine, mentale et sentimentale entre les individus d’une même collectivité. Marcel Mauss décrit un système de rapports sociaux permettant précisément de gérer les conflits et les intérêts, tout en permettant aux individus de se construire — ni charité ni sacrifice, mais bel et bien cycle d’échanges mêlant contrainte et liberté, fondateur de la société comme des individus qui la composent : demander, donner, recevoir et rendre. Alain Caillé démontre dans son ouvrage, Extension du domaine du don (Actes sud, 2019), que la conception maussienne du don, nous fait mieux comprendre notre rapport au futur, à la nature, au travail créatif, en élaborant une « grammaire de base » des relations sociales. Et en ce sens, une anthropologie alternative contemporain devient un terreau fédérateur des sciences humaines qui cherchent « à s’émanciper de la vision utilitariste dominante : la théorie du care (l’individu se réalise par le soin apporté à autrui), l’économie des conventions (il n’y a d’échanges qu’à travers des institutions fondatrices de confiance), l’histoire globale (il n’est d’histoire que par interactivité dans l’espace et dans le temps), ou encore, la théorie de la résonance du philosophe allemand Hartmut Rosa, qui propose une conception du « mieux vivre » non pas selon la capacité d’un individu à exploiter les ressources (naturelles, humaines, idéelles) qui l’entourent, mais à se trouver en « résonance » avec elles dans un cycle permanent d’échanges. » (Antoine Reverchon, Le Monde, 29 janvier 2019)
Mercredi 25 mars 2020 • Feuilleton Critique et Esthétique (7)
7.
C’est par le concept de « torse autonome », découvert auprès de Rodin, et dont il fut le secrétaire particulier de 1905 à 1906, à Meudon, que Rilke expérimenta pour la première fois le phénomène des « tensions verticales », et les manières dont elles sont induites par leur source d’autorité esthétique. C’est par ce biais que Rilke s’inscrit dans la percée de l’art moderne vers le concept de l’objet qui se dit lui-même, et une forme de réorganisation de son existence en exercice. Avec son poème, Torse archaïque d’Apollon, de 1908, il acquiert la certitude que c’est des choses elles-mêmes, de ce qui est là, devant lui, que doit émaner toute autorité.
« Car il n’y est de point [sur ce torse] qui ne te voie. Tu dois changer ta vie. [20] »
Rilke aurait découvert le modèle réel du torse autonome en faisant l’inventaire de la collection personnelle de Rodin, aujourd’hui au Musée Rodin, à Paris. On ne peut vraiment mesurer l’influence qu’aura le sculpteur démiurge sur lui. « Les hommes ne causaient pas avec lui. Des pierres lui parlaient », dira-t-il de Rodin. Et à propos de ses sculptures : « il y avait infiniment d’endroits, il n’y en avait aucun où rien n’arrivât ». Par ce concept d’objet entendu comme une chose singulière qui prétend à l’intégralité de notre regard, Rilke fait l’expérience nouvelle d’un ordre venu de la pierre où la multiplicité des points que compose la surface de la pierre mutilée se révèle être autant d’yeux qui le regardent. Dès lors, il accomplit « une opération dotée d’une qualité “microreligieuse“ et que l’on reconnaît sur tous les plans, une fois compris, comme le module primaire d’une action intérieure “ pieuse “… [21] » Mais ici, point d’attracteur céleste, ni d’autorité divine, mais une disposition que l’on porte avec soi, comme un don qui appelle à se développer de lui-même. « Le salaire de ma propension à participer à cette inversion de l’objet et du sujet me parvient sous la forme d’une illumination privée — dans le cas présent, sous celle d’un saisissement esthétique. [22] »
[20] Rainer Maria Rilke, in Œuvres, 2, Poésie, tr. de l’all. par J. Legrand, Paris , Seuil, p. 227. L’injonction lancée par Rilke dans le dernier vers, Tu dois changer ta vie, est aussi le titre d’un livre de Peter Sloterdijk — qui deviendra en Allemagne à sa sortie en 2009 un véritable bestseller vendu à plus de 100 000 exemplaires — livre dont les deux premiers chapitres auront nourri bon nombre de concepts élaborés dans cette communication. Il s’agit du chapitre premier, L’Ordre venu de la pierre, l’expérience de Rilke, et le deuxième, Regard lointain sur l’étoile ascétique, le projet antiquité de Nietzsche.
[21] Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie, op. cit., p. 35.
[22] Ibid., p. 35.
Commentaire de Illustration (7) : Personnage masculin, fragment d’une statue de marbre, Ier siècle après notre ère, Musée Rodin Paris. ©globensky. Rilke, fut le secrétaire particulier de 1905 à 1906, à Meudon, aurait découvert le modèle réel du torse autonome, une création s’inspirant l’époque classique de la sculpture grecque, en faisant l’inventaire de la collection personnelle de Rodin, aujourd’hui conservé au Musée Rodin, à Paris. C’est pendant cette période que Rilke renonce au mode de composition sensibiliste et atmosphérique de ses premiers poème, « pour suivre une conception de l’art plus fortement définie par la « primauté de l’objet ». Le pathos protomoderne consistant à laisser la priorité à l’objet sans le reproduire « d’après nature » à la façon des maîtres anciens, mena chez Rilke au concept du poème-chose — et par ce biais à une réponse nouvelle, et provisoirement convaincante, à la question de la source de l’autorité esthétique et éthique. Désormais, c’est des choses elles-mêmes que doit émaner toute autorité — ou mieux : de cette chose singulière, toujours actuelle, qui se tourne vers moi en prétendant à l’intégralité de mon regard. Si c’est possible, c’est uniquement parce qu’être-chose, en soi, ne doit rien signifier d’autre que : avoir quelque chose à dire. (…) C’est dans ce geste que le retournement de la modernité contre le principe d’imitation de la nature — au sens de l’imitation d’attentes formelles données à l’avance — trouve l’un de ses motifs. (…) Le sens de la perfection se retire des formes naturelles — sans doute parce que la nature est elle-même en train de perdre son autorité ontologique. Avec la popularisation de la photographie, les vues normalisées sur les choses sont elles aussi de plus en plus dévalorisées. » Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie, op. cit., p. 36 à 39.
Commentaire de texte (7) :
À ce point du texte, nous avons une vision beaucoup plus claire du mode opératoire et la manière dont « le phénomène de l’être-abordé-à-partir-du-haut s’incarne dans une entité esthétique. » Nous approchons même du point critique : cette exigence renversante d’accepter que le torse dont parle Rilke « me voie pendant que je l’observe — mieux : qu’il m’a à l’œil avec plus de précision que je ne peux moi-même le regarder. La capacité à accomplir le geste intérieur par lequel on crée en soi la place pour cette invraisemblance [c’est justement cette] « religiosité » comprise comme une disposition que l’on apporte avec soi : comme un don que l’on peut développer (…). Là où [la religiosité] est à l’œuvre, des objets échangent leur place, de manière élastique, avec des sujets. » (Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie, op. cit., p. 40 à 41. Il nous ensuite s’arrêter sur une double implication que Rilke n’ignorait pas : « dans la culture immensément riche des statues chez les Grecs, il y avait entre les dieux et les athlètes un état de parenté physique et psychique dans lequel l’analogie pouvait aller jusqu’à l’équivalence. » (Peter Sloterdijk, Ibid., p. 44.) Il nous redire ici que cette équivalence fut poussée à son paroxysme dans la culture indienne où, comme nous dit Nietzsche à la toute fin du livre premier d’Aurore, « l’on héritait de plus de plaisir à penser qu’aujourd’hui chez nous. […] Un pas de plus et l’on mit les dieux au rebut, – ce que l’Europe devra bien faire un jour ! Encore un pas de plus et l’on n’eut plus besoin non plus des prêtres et des intercesseurs, et celui qui enseigne la religion de la rédemption par soi-même, Bouddha apparut : que l’Europe est encore loin de ce stade de culture ! » Certes, le nom de Bouddha est quant à lui à tout jamais rattaché à celui de l’Éveil, du parfait « Éveillé », mais ce à quoi nous sous sommes rattaché dans texte, et qui est radicalement nouveau, c’est considérer cet accès à équivalence comme un état esthétique, un phénomène esthétique. Encore une fois, dans la culture asiatique, de l’Inde au Japon, on considère que ce grandiose présent que le Bouddha a fait à l’humanité, c’est-à-dire cette victoire sur la souffrance universelle, « aucun dieu n’aura su prodiguer avant lui. » C. Globensky, Comment on devient Bouddha — selon Nietzsche, op.cit., p. 45.
jeudi 26 mars 2020 • Feuilleton Critique et Esthétique (8)
8.
En marge de l’exposition universelle de 1900, à Paris, Auguste Rodin fait construire le Pavillon de l’Alma, entièrement dédié à son œuvre. Le projet est fort ambitieux et requiert l’appui financier de trois banquiers. Rodin souhaite en fait que le pavillon devienne un musée permanent, mais un musée qui soit aussi un atelier de production d’œuvres. Un concept révolutionnaire pour l’époque, mais qui devra être abandonné, pour des raisons financières et de sécurité. Le Pavillon sera finalement démonté et reconstruit à Meudon et deviendra son nouvel atelier musée où des visiteurs du monde entier se presseront — c’est l’incroyable Musée Rodin Meudon dont la visite reste encore aujourd’hui une expérience unique en son genre [23]. Et c’est aussi lors de cette exposition universelle que Rodin récupère cinq moulages du Bouddha du Borobudur en méditation exposés au pavillon des Indes néerlandaises, et qui viendront compléter sa collection personnelle qui comptait déjà plus de 6000 pièces. Il installera l’une d’entre elles en extérieur dans les jardins de Meudon. « Un plâtre javanais, que je trouve maintenant la plus belle sculpture. Ah, la sereine pensée comme le temps, elle est à l’unisson. Nirvana jouissance sans mouvement. [24] »
[23] Le 2 septembre 1902, Rainer Maria Rilke écrit dans une lettre adressée à Clara Westhoff : » C’est une impressions extrêmement forte et singulière que cette vaste halle claire où toutes les scultures blanches, éblouissantes semblent vous regarder […] Une grande, une immense impression […] on sent que des centaines de vies ne sont qu’une vie. » (Citée par Bénédicte Garnier, Rodin Intime, Paris, éd. du Chêne, p. 109.)
[24] Note inédite citée par Bénédicte Garnier, op. cit., p. 105.
Commentaire de Illustration (8) : Mines, serre-joints, cubes de plexiglas, 24 exemplaires, 22x22x22cm (chacune), 2004. Tout a démarré avec un énoncé étrange : les non-concepts déterminés, aussi appelés les noms-concepts, des termes minés. Immédiatement, sa forme plastique est apparue : les six côtés d’un cube maintenus par six serre-joints. Cet énoncé illustre à merveille l’étymologie du mot « concept » qui serait en terme aristotélicien la faculté de “tenir ensemble” le sens. Ainsi, les serre-joints sont utilisés pour leur forme et pour leur fonction. Une vraie mine conceptuelle ! • Je suis parfaite, gommes orange, marquage blanc. 2000 ex. KTA Studio, 2015. Une simple gomme rectangulaire, presque carrée, de couleur orange, légèrement translucide. Dans une typo de type écrite à la main, encre blanche, un message très simple : « Je suis parfaite ». Sans aucun doute la phrase que tout le monde, quelque soit sa culture, aimerait pouvoir dire de soi-même. L’humour dans tout ça, c’est que si nous sommes nous-mêmes parfaits, nous n’aurons jamais à utiliser cette gomme. • Extrait de la couverture de mon livre, Comment j’ai appris à me tenir droit (Paris, KAT Édition, 2014), vrai-faux manuel d’esthétique, ludique et pédagogique. Destiné au grand public mais aussi aux fins connaisseurs, ce livre engage le lecteur dans une philosophie et une esthétique de l’être, une exploration dans l’univers des tensions verticales comme son titre l’indique, dans un langage simple et plein d’humour.
Commentaire de texte (8) : Pour Rodin, Meudon fut plus qu’un lieu de création, mais bien une résidence isolée des tumultes parisiens. Avant même d’être un atelier, Meudon fut un lieu de méditation et d’expérimentations intensives du phénomène des tensions verticales à l’air libre, en l’absence de toute hiérarchie et autorité esthétique. « Être paysage » disait encore Rilke de Rodin, ne faire plus qu’un avec la puissance artiste de la nature — selon l’expression de Nietzsche. Et en bout de course, rien ne pouvait mieux exprimer pour le Rodin cette puissance artiste de la nature que ce plâtre javanais, ce Bouddha tout en tension verticale dénuée de toute arrogance. « Rilke n’a pas fait de mystère de l’inspiration qu’il avait trouvée chez Nietzsche, et de la même manière […] il a inscrit sur sa bannière l’exigence contemporaine du retour de la sexualité face à la tradition mutilante du « renoncement aux pulsions » chrétien. » (Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie, op. cit., p. 47). Nous comprenons mieux maintenant qu’il s’agissait au fond pour Nietzsche « de revenir dans une époque où la transformation de la vie n’était pas encore placée sous le commandement d’ascèses niant la vie. Cette ère « au-dessus des époques » peut tout aussi bien être appelée l’avenir. La manière dont Rilke éprouve le torse d’Apollon témoigne du même tournant culturel que pistait Nietzsche (…) le combat paradoxal de la vie en souffrance contre elle-même. » (Ibid. p. 59) Ce que Rilke avait bien assimilé, c’est que pour Nietzsche, l’expression christianisme, « ne désigne même pas en premier lieu la religion du même nom, elle vise plutôt, comme un nom de code, un habitus déterminé, forgé par la religion et la métaphysique, une position définie en termes ascétiques (au sens de l’expiation et du renoncement) à l’égard du monde, une forme malheureuse de l’ajournement de la vie (…). » (Ibid. p. 54) Alors que même si, Nietzsche s’est montré parfois critique envers le bouddhisme, où trouver dans son œuvre complète l’expression d’une telle reconnaissance : « Le bouddhisme exprime la beauté d’une belle soirée, une suavité, une douceur accomplie, la reconnaissance envers tout ce que l’on a laissé derrière soi ; pas trace d’amertume, de déception, de rancune ; le plus sublime amour spirituel ; la subtilité des contradictions philosophiques est dépassée, le bouddhisme se repose même de cela, mais il en garde l’auréole spirituelle et son éclat pourpre de soleil couchant. » C. Globensky, Comment on devient Bouddha — selon Nietzsche, op.cit., p. 87.
Vendredi 27 mars 2020 • Feuilleton Critique et Esthétique (9)
9.
De toutes grandes créations émane cette mystérieuse impression que l’impossible a été surpassé. Scientifiques, sportifs et artistes accomplissent des prodiges qui semblent aller au-delà des capacités communes à l’ensemble des hommes et des femmes. On conviendra d’emblée que pour réussir l’impossible, il faut graduellement se fixer des buts qui a priori, semblent aller au-delà de nos propres capacités. Car après tout, comment des athlètes peuvent battre des records du monde — et devenir les meilleurs du monde ! — s’ils n’ont pas cette intime conviction ? Pensons dès à présent que pour faire don de sa personne, il faut se répéter inlassablement : « Chaque jour deviens celui que tu es [25] » — une devise que Nietzsche préférerait à cet oracle de Delphes sans relief ni saveur : « Connais-toi toi-même ». On en arrivera bien vite à la conclusion que cette maxime recèle du mystère, un certain goût de l’aventure propre aux créateurs de mondes nouveaux, car ne veut-elle pas dire que l’on ne sait jamais qui l’on sera demain ? Ou, pour le dire encore avec un peu plus de mordant, que l’on ne soupçonne pas le moins du monde qui l’on est ? Et qu’en définitive, il faut nous offrir à nous-mêmes ce que nous serons ?
Poursuivons cette réflexion sur la puissance discrète du sourire par une deuxième idée miroir : il en va de sa relation à soi comme de celle que l’on entretient aux autres. Ce que nous aimons voir en nous, c’est la promesse d’un avenir à offrir, et de même, on appréciera chez les autres ceux qui nous aident à entrevoir ce lointain. Dans cette perspective, il ne saurait y avoir d’autres buts, d’autres causes, d’autres effets que dans la puissance du phénomène esthétique, de cette vie esthétique, qui éternellement, justifie l’éthique de nos vies. Les cadeaux que les innovateurs, ces sponsors de la générosité et autres grands créateurs offrent à l’humanité tiennent en grande partie dans l’incitation à « adopter un mode d’être » dans lequel les consommateurs sont activés dans leurs propres forces de sponsor, c’est-à-dire dans leur capacité à ouvrir des futurs plus riches. On le sait, ce fut l’idée de génie de Nietzsche et son grand oui illimité à la vie, que de composer un « cinquième évangile [26] », Ainsi parlait Zarathoustra, son chef-d’œuvre planétaire. Prenant ce qui avait été donné à tous comme un Livre sacré, Nietzsche cherche a redonner au langage la force empathique qu’il lui avait été dérobée par la morale, elle-même codée par le ressentiment comme mode de production du monde. Il opère ainsi un fantastique renversement de valeur qui va jusqu’au fondement de la nature même du langage : « Je ne vous conseille pas l’amour du prochain, dit Zarathoustra, je conseille l’amour du lointain [27] ». En théoricien du langage, Nietzsche est l’un des premiers grands sponsors de la générosité, propagateur de slogans mondialement disséminés, qui ne demandent qu’à contaminer celui qui reçoit son cadeau. Qui ne demande qu’à créer un lointain duquel aucun prochain ne soit exclu.
[25] On retrouve cette assertion en guise de sous-titre à l’un des chefs-d’œuvre de la littérature philosophique, Ecce Homo (tr. de l’all. J.-C. Hémery, Paris, Gallimard, coll. folio/essais, 1974). « Voici l’homme », Nietzsche lui-même, le philosophe le plus cité au cinéma (« Tout ce qui ne me tue pas me rend plus fort »), auteur de cette incomparable autobiographie, nous veut du bien à n’en pas douter. Et c’est pourquoi quand le philosophe revient sur les grandes étapes de son parcours intellectuel, ce n’est pas tant pour nous en expliquer les fondements, mais bien pour démontrer ô combien ce fut une victoire sur lui-même. Son secret ? Il nous faut découvrir ce qu’est la Grande Santé. Et de nous donner les recettes de son succès : l’alimentation, le choix du lieu et du climat, les délassements…
[26] On retrouve cette expression dans toute une série de lettres que Nietzsche envoie au moment de la publication de la toute première partie de son Zarathoustra, et en particulier à celle adressée à son éditeur, Ernst Schmeitzner : « J’ai une bonne nouvelle à vous annoncer (…) il s’agit d’une petite œuvre (à peine cent pages imprimées) dont le titre est Ainsi parlait Zarathoustra : un livre pour tous et pour personne. Il s’agit d’une “poésie“, ou d’un cinquième “Évangile“ ou quelque chose pour quoi il n’existe pas encore de nom. » Cité par Peter Sloterdijk, La compétition des Bonnes nouvelles, tr. de l’all. par O. Mannoni, Paris, Mille et une nuit, 2002, p. 37.
[27] Peut-on peut douter que Nietzsche ait lu Les frères Karamasov de Dostoïevski ? Pour preuve, lorsque Ivan déclare à son frère Aliocha : « Jamais je n’ai réussi à comprendre comment on pouvait réussir à aimer ses prochains. Je veux dire, c’est justement les prochains, à mon avis, qu’il est impossible d’aimer, on ne peut aimer que les lointains. » (Dostoïevski, Les Frères Karamazov, tr. du russe par A. Markowicz, Paris, Actes Sud, coll. Babel, vol. I, 2002, pp. 426-427) N’est-ce pas le parfait écho de ce que l’on entendra dans Ainsi parlait Zarathoustra : « Plus haut que l’amour du prochain est l’amour du lointain et de l’avenir » ? (Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, tr. M. de Gandillac, Paris, Gallimard, coll. folio/essais, 1971, p. 82)
Commentaire de Illustration (9) : Christian Globensky, Thoughts drawing, feutres sur papier, 27,5×21,5cm, 2017. Une série des 30 dessins est issue d’un cahier de dessins et s’attache à retranscrire des objets et des situations quotidiennes. Ces dessins ont la simplicité d’une médiation journalière de quelques minutes, une manière de sortir de soi pour mieux s’y retrouver.
Commentaire de texte (9) : « Sans anthropologie alternative, aucune autre politique ne sera possible », écrit Alain Caillé dans Extension du domaine don (cité plus haut), et il entend montrer ainsi que « ce qui anime les êtres humains, c’est à la fois d’être reconnus comme de bons joueurs dans le cycle du demander-donner-recevoir-rendre, et celui de s’adonner à des activités qui le fassent accéder à des moments de grâce ». Son objectif, à travers ce livre, est de « nous aider à imaginer les conditions de possibilité d’un monde plus humain ». (Alain Caillé, Extension du domaine don, op. cit., p. 40). Et d’en appeler à cette fameuse « grammaire du don » étayé par Marcel Mauss dans son Essaie sur le don, pour atteindre cet objectif. Parions que Mauss, lui-aussi, avait lu son Nietzsche. En introduction d’un admirable petit livre de Peter Sloterdijk, La compétition des bonnes nouvelles, l’auteur se demande si l’histoire de la philosophie académique ne serait pas arrivée à son terme, et qu’une histoire de l’art de la pensée marquerait le début d’une nouvelle ère ? Retranscription d’une conférence prononcée à Weimar le 25 août 2000, pour le centenaire de la mort de Nietzsche, l’angle d’attaque pour répondre à la question initiale est très vite déclarée : « décrire l’événement Nietzsche comme une catastrophe dans l’histoire du langage.» Et d’entreprendre dans ce livre jubilatoire une tentative de reprendre les idées nietzschéennes sur le langage, dont Nietzsche lui-même, précise Sloterdijk, n’a fait qu’esquisser les premiers commencements, pour les prolonger vers un avenir depuis un point d’observation contemporain, et ce, en « acceptant cet effet qui veut que le principe de Nietzsche, « toute notre philosophie est une correction de l’usage de la langue », se charge de significations qui mènent au-delà de la conception criticiste. » Peter Sloterdijk, La compétition des Bonnes nouvelles, tr. de l’all. par O. Mannoni, Paris, Mille et une nuit, 2002, p. 10-16.
Lundi 30 mars 2020 • Feuilleton Critique et Esthétique (10)
10.
Le postulat traditionnel, selon lequel « le savoir, c’est le pouvoir » et qui consiste à utiliser à son profit personnel des individus comme valeur marchande et idéologique, est en voie d’être effacé par une tout autre vision que les utopies modernistes n’ont pu porter à maturité, faute de n’avoir compris chaque citoyen comme une unité de puissance esthétique, plutôt que comme un simple ouvrier consommateur [30]. Nous vivons aujourd’hui une culture de masse qui en est une de l’évidence et de l’amour spontané et éphémère. Ce concept d’Evidenz n’a aucune vocation à s’inscrire dans la durée (Dauer) ou à se confronter à l’absolu : au sein de notre nouvelle économie culturelle, le consommateur esthétique nous montre le véritable but que l’on donne désormais à sa propre vie, qui est « la poursuite de l’évidence — c’est-à-dire la poursuite d’une “auto-manifestaion“ de la vérité de telle sorte qu’elle n’ait plus besoin d’autres justification. [31] » Cette nouvelle figure du consommateur esthétique revendique en permanence son droit à un hédonisme de sa propre personne et à le « faire savoir ». Ainsi développe-t-il une consommation culturelle de plus en plus abondante d’expériences esthétiques au sens le plus originel de la sensation, tout en éprouvant le besoin de partager ces expériences sensibles et de pratiquer ainsi, un nouvel usage du don [32].
[30] « À cette époque-là [au tout début des avant-gardes], on détestait le public, et on se révoltait contre son pouvoir. De manière particulièrement active, l’avant-garde radicale essayait avec violence de forcer le public à conclure un nouveau mariage — d’où le fait que l’avant-garde se liait souvent aux force politique radicales [le futurisme], force qui souhaitait abolir le marché, et construire la société à travers un discours total ou style d’art total. » Boris Groys, Portrait de l’artiste en masochiste, tr. de l’all. P. Cockelberg, Paris, arkhê, 2013, p. 45. C’est dire que les avant-gardes de cette époque entretenaient encore un messianisme religieux et autoritaire comme positionnement et fonction de l’art dans la société. L’ordre religieux a de tout temps imposé l’utilisation à son profit des individus comme valeur idéologique, tout comme aujourd’hui, des penseurs marxistes tel Alain Badiou, misent sur un choc salutaire venu de l’extérieure : « On préférait attendre une révolution commode dont on affirmait qu’elle arriverait sous forme d’un « événement ». On a toujours éludé l’idée inconfortable selon laquelle rien ne se produit que l’on n’ait soi-même amené. » (Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie, op. cit., p. 594).
[31] Boris Groys, Portrait de l’artiste en masochiste, op.cit., p. 31. Notre défit aujourd’hui selon Hartmut Rosa, et pour le dire d’une façon qui ne soir pas offensante et arrogante, consiste à poser les bonnes questions qui « résonnent » avec la vie des gens. Et s’il semble normal de considérer que la plus grande part de nos vies personnelles et sociales exige d’être changée, il est de toute évidence pertinent de considérer les structures temporelles qui relient les niveaux microscopiques et macroscopiques de nos sociétés, sont « coordonnées et dominées par un régime temporel rigoureux et strict qui n’est pas articulé en termes éthiques » — comme ce fut le cas avec les cloches d’églises de l’empire chrétien et les appels à la prières des théocraties musulmanes. « Mon but, (…) est de rétablir un concept (…) le concept d’aliénation (…) dans sa forme présente, « totalitaire », l’accélération sociale mène à des formes d’aliénation sociale sévères, et observables empiriquement, qui peuvent être vues comme le principal obstacle à la réalisation de la conception moderne d’une « vie bonne » dans la société moderne tardive. » Hartmut Rosa, Aliénation et accélération, la Découverte, Paris, 2014, p. 7-10.
[32] Michel Foucault qui a cherché à découvrir les fondements de cette vie esthétique au travers d’une analyse exemplaire des mœurs la culture grecque ancienne, dont « l’éthique (…) était une esthétique de l’existence », et ainsi participait-elle de ce principe que commande l’expression de « la volonté de vivre une belle vie et de laisser aux autres le souvenir d’une belle existence. » M. Foucault, Histoire de la sexualité, vol. 2, L’usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1982, p. 105-107. On trouvera dans les admirables pages de l’Usages des plaisirs cette relation étroite qui existe entre cet « art de soi » et l’organisation éthique de la cité, un art qui en dernière analyse, consisterait à « se façonner soi-même comme sujet éthique. » (p. 85)
Commentaire de Illustration (10) : Christian Globensky, Jacques a dit, impression numérique, 40x50cm, 100 exemplaires. Aussi disponible en carte postale. KTA Studio, 2015. Tous les grands penseurs français (à l’exception notable de Nietzsche) ont dit beaucoup de choses ; c’est pourquoi, conformément au jeu d’enfant « Jacques a dit », ils se prénomment tous “Jacques“, mais pour ne pas être hors-jeu, ceux qui se prénomment réellement « Jacques », deviennent tous des « Bill ». Pourquoi Bill ? Peut-être parce que c’est le diminutif de William, et que dans les domaines du jeu et de l’art, « la vie explicitement en exercice qui était celle d’autrefois démontre qu’il est même possible de corriger les déformations existentielles les plus répandues — mais à un prix qui incite la plupart des hommes à préférer accepter les calamités. Ce n’est pas seulement la « peur de quelque chose après la mort », comme le dit Hamlet, that makes calamity of so long life — Schlegel traduit en allemand : « qui permet à la misère d’atteindre un si grand âge » —, c’est plus encore l’hésitation face à l’idée de sortie d’une misère que l’on a acceptée et à laquelle on s’est exercée. Dans le choix entre la déformation acquise que provoque la réalité et les déformations redoutées que déclenche l’ascèse menée dans les règles de l’art, la majorité a toujours choisi la première option. » (Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie, op. cit., p. 594).
Commentaire de texte (10) : « Que l’on regarde autour de soi, que l’on lise les journaux, que l’on s’informe sur l’état de monde qui nous entoure et que découvre-t-on ? Que la médiocrité est le choix non avoué de ceux qui nous dirigent, les politiciens par exemple, de ceux qui commanditent le travail créatif, les mécènes de la culture entre autres. Tous sont plus ou moins animés de bonnes intentions dans l’exercice de leurs fonctions, mais le monde est ainsi fait que le principe d’absurdité règne en maître incontesté : il recouvre toutes les autres grandes lois de notre vie. On ne peut guère y échapper. Au fameux principe d’incertitude d’Heisenberg donc, qui postule qu’on ne peut jamais prévoir exactement quel sera le résultat d’une expérience quantique, vous devez donc apprendre à déjouer tous les absurdes hasards qui se présenteront sur votre chemin. Et c’est tant mieux. Car dans ces conditions, il est normal de se rebeller. C’est la fonction première des créatifs : ils ont besoin de se rebeller contre quelque chose car ils ont par-dessus tout envie de « donner » — simplement pour l’acte désintéressé de donner. Partons de la supposition qu’en faisant aux consommateurs de la culture des cadeaux ordinaires, on les implique dans une économie vulgaire. Que moins le donneur recherchera l’élévation, plus la rétrogradation du receveur sera grande. Par contre, si l’on se place dans l’optique de faire un cadeau raffiné, si l’on fait ce don en gentleman de la culture, c’est dire que l’on n’oblige pas le receveur à répondre : le silence peut alors être conçu comme une forme d’acquiescement esthétique. Nul besoin de tambouriner sur son pupitre d’assemblée pour marquer son approbation. Rétablissons donc ce perspectivisme qui changera à tout jamais votre conception de la vie et la nécessité pour vous d’être créatif. Les usages du don qui satisfont à une vie esthétique généreuse sont de ceux qui donnent sans compter, qui prévoient la « non-obligation » du receveur de se référer à celui qui lui a fait ce présent. De cette manière, et seulement de cette manière, le receveur peut s’advenir comme créateur, s’il relève le défi consistant à se placer au même niveau que le « sponsor de la générosité ». Sans but, il est difficile de marquer des points. Devenir pour vous-même et pour les autres un sponsor de la générosité sera votre meilleur atout. Cela conduit même parfois à nous faire croire qu’il pourrait y avoir un but à l’humanité — que l’on pense au sourire bonasse de Jésus et à l’hygiène souveraine du Bouddha… Chose certaine, l’avenir est votre création, vous devez vous en persuader. Devenez celui qui offre les dons les plus généreux, devenez le commencement d’une nouvelle chaîne de causalité de la puissance esthétique. Votre célébrité tirera son origine d’une lignée ascendante de la « vertu qui offre », comme nous dit le philosophe Peter Sloterdijk, « de la vie qui se loue elle-même comme une multiplication imprévisible des possibilités de donner ». » Christian Globensky, Comment j’ai appris à tenir droit, KTA Éditions, Paris, 2014-18, p. 23.
mardi 31 mars 2020 • Feuilleton Critique et Esthétique (11)
11.
Comment peut-on devenir un sponsor de la générosité, un possibilisateur de vies nouvelles ? Il nous faut faire un examen approfondi des façons dont cette « vie esthétique » peut s’appliquer aux structures de notre propre mémoire et à notre sens commun de l’expérience, parce que, tel que nous le suggère le cinéaste canadien Atom Egoyan, il nous faudrait alors « être capables de voir nos vies comme des artefacts que l’on pourrait s’échanger. [32] » Voilà bien le sens qu’il nous faudra donner à cette « hypothèse de nous-mêmes », et poser l’acte de création du futur comme nous permettant de fabriquer « une icône de nous-mêmes, que j’échangerais avec vous, tout en sachant fort bien que la portée de mes actes, de mes paroles, dépassent leur signification parce qu’ils deviennent des documents [33] », pour reprendre la formule du cinéaste. Voilà bien le sens qu’il nous faut donner à cet usage du don, en posant les possibles de l’acte de création comme nous permettant de fabriquer des icônes de nous-mêmes que nous nous échangerions, tout en sachant fort bien que la portée de nos actions dépasse leur signification, parce qu’ils deviennent alors des œuvres.
Qu’on se le dise : « Les idées n’ont pas de sexe ! » Elles appartiennent à tout le monde. Les véritables créateurs sont des entraîneurs, des passeurs d’idées aussi simples et aussi faciles à comprendre qu’une pub pour une marque de lessive [34]. Et c’est d’ailleurs ce qu’Andy Warhol n’a pas hésité à faire en faisant de l’une des marques de lessive les plus connues aux Etats-Unis, la lessive Brillo, des œuvres d’art, les Brillo box, qui contribuèrent grandement à sa célébrité. Warhol qui a par ailleurs prédit qu’à l’avenir tout le monde aurait droit à son quart d’heure de célébrité, commença sa carrière artistique comme simple graphiste dans la publicité, mais se fixa bien vite comme but de devenir l’artiste le plus connu au monde — ce qu’il est devenu. L’important n’est pas ce qu’il était, mais ce qu’il voulait être. Il n’avait pas seulement l’ambition d’être meilleur que ses collègues dans la publicité, mais bien d’accéder à une notoriété surpassant celle des plus grandes marques mondialement connues. Et comme il ne s’est pas contenter d’en rêver — ce qui fait la différence avec la plupart d’entre nous — il a pu déclarer un jour avec nonchalance à un journaliste : « Je suis surtout connu pour ma notoriété. » Warhol a fait des œuvres d’art avec ce qui appartenait à tout le monde, des bouteille de Coca, l’image des stars les plus connues, Marylin, il les a extraites de notre quotidien afin de leur donner une nouvelle « aura », qui n’est plus celle de l’unicité, mais bien l’omniprésence médiatique et planétaire. Warhol invente à cette fin des cadeaux take away qu’il disperse sous toutes les formes, tableaux, posters et slogans célèbres. Parce qu’elles témoignent toutes d’un élan de générosité, les trouvailles de Warhol attendent d’être dépassées par des attitudes de vie créatives d’approbation du monde. Et c’est bien là le véritable mandat éthique de l’art.
[32] Atom Egoyan, Lettre-vidéo, in Artpress, hors-série N°14 (spécial cinéma), 1993, p. 112. Dans cet article, Paul Virilio s’entretient avec le jeune cinéaste canadien par le biais d’une correspondance vidéo. Et comme le souligne A. Egoyan, « le prolongement de cela, est pour moi d’imaginer d’une manière ou d’une autre, que chaque instant sortant de ma vie, chaque mot sortant de ma bouche, est susceptible de devenir document, car le processus de mise en documentation et de stockage définit notre appréciation moderne de ce que signifie vivre une expérience riche. » Ibid., p. 112.
[33] Ibid., p. 112.
[34] « Je veux être aussi célèbre que Persil ! » C’est par cette déclaration que Victoria Beckham proclame sa notoriété — Persil étant l’une des marques de lessive les plus vendues en Grande-Bretagne. Cité par Paul Arden, Vous pouvez être ce que vous voulez être, tr. de l’ang. de P. Mothe, Paris, Phaidon, 2004, p. 18.
Commentaire de Illustration (10) : Christian Globensky, Keep Talking, adhésif numérique, boîte en aluminium, acrylique, 24 x 23 x 6cm, 1996/2018. « Tel est encore le cas de Globensky, qui, arguant de la surchage des signes et des informations pour élever la fameuse “corbeille” du macintosh au rang de mètre étalon de nos sociétés cybernétiques, entend mettre le spectateur à l’épreuve de son propre moi divisé par cette inflation de signes. Poignées, boutons, organes de commande des outils viennent prolonger et surdimensionner automatiquement notre corps et notre perception. C’est au fond l’image de notre domestication qui nous est ici renvoyée. » (Nobert Hilaire, Des séances, in Art press, N°213, mai 1996)
Commentaire de texte (10) :
« L’un des grands noms de l’art moderne est français. Il fut l’un des meilleurs analystes conceptuels de son époque en affirmant, geste à l’appui, qu’une idée pouvait exister simplement en la nommant. Et que cette idée pourrait s’implanter d’un cerveau à un autre et continuer d’exister en s’imposant comme une œuvre d’art. Marcel Duchamp exposa en 1917 un simple urinoir posé sur un socle dans un musée, en nous demandant de changer nos habitudes acquises. Parce qu’il affirmait que le goût est affaire d’habitudes, et qu’il suffit de répéter un certain nombre de fois cette habitude pour qu’elle devienne un marqueur esthétique de notre expérience de l’existence, il nous proposa une nouvelle aventure conceptuelle, consistant à nous demander pour nous-mêmes dans quel mesure nous sommes créatifs en nommant ses propres expériences de vie comme des marqueurs esthétiques, c’est-à-dire comme des œuvres d’art. » Christian Globensky, Comment j’ai appris à tenir droit, KTA Éditions, Paris, 2014-18, p. 71.
mercredi 1 avril 2020 • Feuilleton Critique et Esthétique (12)
12.
La clé de l’expérience de la puissance esthétique telle que nous l’entendons, est d’abandonner définitivement l’idée qu’il y aurait un « je », un « sexe », un « dieu » avec ses différents parfums de « moraline [35] », afin de comprendre qu’il y a seulement de nombreuses « œuvres » en puissance, dont les différents modes d’expression sont affaire de penchants esthétiques. Répétons-le : les idées n’ont pas sexe, mais les manières avec lesquelles on exprime celles-ci, à travers le genre, l’ascétisme, l’athlétisme, la dévotion, le don de soi, sont autant de réponses esthétiques données à un cadre culturel donné. Cette réponse esthétique à la vie est d’ailleurs la seule qui vous permette de vibrer en empathie généralisée avec le monde qui vous entoure, parce qu’elle n’exige aucune foi ni conversion.
Serons-nous surpris d’apprendre à ce point que le mot « empathie » a été calqué sur le mot allemand Einfühlung [36], utilisé dans l’esthétique allemande — expression qui traduit les transports d’émotion que l’on éprouvait devant un tableau ? De quelle manière pouvons-nous faire de notre vie un présent ? Poser un jugement esthétique sur notre propre vie équivaut à lui attribuer une « valeur », et c’est justement cette valeur, déterminant le fondement éthique de notre vie, qu’il nous est possible de partager. Le secret transmis de bouche à oreilles ? « L’éthique et l’esthétique sont un [37] ». Wittgenstein en arrive à cette conclusion en affirmant que le double point de vue de l’éthique et de l’esthétique « sur le monde consiste essentiellement en la contemplation du monde par un regard heureux [38] », un regard apaisé, purifié de toute vengeance. L’entreprise de Wittgenstein, qui fut de confronter les mathématiques et la philosophie du langage pour en déduire des acceptations du monde, force d’autant plus l’admiration qu’étant viennois au début du vingtième siècle, trois de ces frères se sont suicidés et un autre, pianiste concertiste, perdit un bras pendant la Première Guerre mondiale. À la demande de Wittgenstein, qui eut toutefois la chance de toucher un colossal héritage, Maurice Ravel composa le très célèbre Concerto en ré pour la main gauche [39]. Il fut aussi de façon anonyme mécène des grands artistes viennois de cette période troublée, tel Gustav Klimt pour n’en citer qu’un.
[35] Il s’agit d’un néologisme inventé par Nietzsche : « Mais il est une question qui m’intéresse tout autrement, et dont le “salut de l’humanité“ dépend beaucoup plus que de n’importe quelle curieuse subtilité de théologien : c’est la question du régime alimentaire. Pour plus de commodité, on peut se la formuler ainsi : “Comment au juste dois-tu te nourrir pour atteindre au maximum de ta force, de la vertu, au sens de la Renaissance, de la vertu : garantie sans moraline “ ? » Nietzsche, Ecce Homo, op.cit., p. 113.
[36] Comme le relate Jeremy Rifkin, « on parlait d’Einfühlung quand des observateurs projetaient leur propre sensibilité sur l’objet de leur adoration ou de leur contemplation ; c’était un moyen d’expliquer comment on en vient à apprécier la beauté d’une œuvre d’art, par exemple, et à en jouir. Le philosophe et historien allemand Wilhelm Dilthey a ensuite emprunté le terme à l’esthétique pour désigner le processus mental qui permet d’entrer dans l’être même d’un autre, et de savoir ainsi ce qu’il pense et ressent. » Jeremy Rifkin, Une nouvelle conscience pour un monde en crise, vers une civilisation de l’empathie, Paris, LLL, 2011, p. 19.
[37] L. Wittgenstein, Tractatus Logico-Philosophicus, Paris, Gallimard, 1961, p. 103
[38] Ibid., p. 142. « Selon Wittgenstein, dès le Tractacus, c’est l’usage du langage qui fait le sens. Un énoncé n’a de sens que si nous pouvons lui en donner — si nous en avons l’usage. (…) Selon les circonstances et les contextes, le sens d’une phrase peut changer. Ce qui la détermine n’est ni psychologique, ni intentionnel, mais des jeux de langage qui doivent être rigoureux pour que le langage puisse être partagé avec d’autres. (…) Le philosophe selon Wittgenstein ne peut transmettre aucun contenu ni aucune connaissance, il ne peut que déplacer notre perception – mais justement, cela nous rend capables de nous transformer, de modifier nos usages. » Sandra Laugier, Wittgenstein, Les sens de l’usage, Paris, Vrin, 2009, p. 15.
[39] Concerto dont Anri Sal s’est emparé pour son œuvre présentée à la Biennale de Venise 2013, Ravel ravel unravel. Construit sur le verbe to ravel qui en anglais signifie « emmêler » et son contraire, to unravel, qui signifie « démêler », entre lesquels a été inséré l’homographe Ravel, en référence au célèbre compositeur du concerto de 1930.
Commentaire de Illustration (12) : Christian Globensky, The Fly, C-Print, 60x90cm, 2016. Cette photographie a été prise à la librairie d’art et d’essaie Printed matter, Inc., à New York — fondée en 1976, Printed Matter, Inc. est le principal organisme sans but lucratif au monde dédié à la diffusion, la compréhension et l’appréciation des livres d’artistes et des publications connexes. Sur les rayonnages, le titre d’un livre de Kate Briggs, Exercice de critique pathétique (Information as material, England, 2011) retient mon attention. Tout autant que cet mouche posée sur la couverture. Et je me souviendrais toujours que j’ai pu m’approcher très près d’elle, avec mon appareil, sans qu’elle de bouge. Et prendre cette photographie. La relation entre cette mouche et le titre du livre m’a spontanément interpelée. Exercise in Pathetic Criticism, le premier d’une série d’expériences littéraires de l’écrivaine et traductrice Kate Briggs, est une reconstruction d’une page du Comte de Monte Cristo d’Alexandre Dumas selon les préceptes de la « critique pathétique », imaginée par Roland Barthe et rendue publique dans son dernier cours magistral au Collège de France : un mode de lecture affective qui ose ruiner l’œuvre littéraire pour la faire revivre. Redonner ce qui est donné, en quelque sorte — quoi de plus normal, pour celle qui a traduit deux volumes des notes de conférence et de séminaire de Roland Barthes au Collège de France : The Preparation of the Novel (Columbia University Press, 2010) et How to Live Together : Novelistic Simulations of Some Everyday Spaces, (Columbia University Press, 2010).
Commentaire de texte (12) : À ce point, il nous faut tenter de définir cette fameuse « grammaire du don » évoquée par Marcelle Mauss, et avec laquelle nous avons ouvert cet essaie. On ne serait mieux rendre compte de cette hypothèse de travail, avec Peter Slotedijk — qui lui-même prend appui sur Marshall McLuhan et sa fameuse Galaxie Guttenberg — en affirmant « que les ententes entre les hommes dans les sociétés (…) ont une signification autoplastique. Ces rapports de communication donnent aux groupes la redondance dans laquelle il leur est possible de vibrer. Ils leur impriment les rythmes et les modèles par lesquels ils se reconnaissent et par lesquels elles se reproduisent à peu près sous la même identité. Ils produisent un consensus en interprétant l’éternel retour du même sous forme de chant parlé. » (La compétition des bonnes nouvelles, op. cit., p. 11) L’antropologie, cette science des peuples qui nous ont précédés, nous dit bien que l’intelligence n’est au fond, ni la nôtre ni la leur, comme le laisse entendre Catherine Malabou, dans son livre Métamorphose de l’intelligence. Et que cette prétention à l’appropriation de ce qu’est au juste cette performativité de l’intelligence, « provient du paradoxe ontologique qui la constitue : l’intelligence n’a pas d’être et ne peut du même coup appartenir à qui que ce soit. Un tel paradoxe, qui a si longtemps légitimé la critique philosophique de l’intelligence, peut-il en libérer en fin de compte l’avenir conceptuel ? (…) Oui, si l’on accepte que les métamorphoses puissent se substituer à l’être. Considérée de ce point de vue, l’intelligence, pure circulation d’énergie, ne consiste en fin de compte qu’en ses transformations. » (Métamorphose de l’intelligence, PUF, Paris, 2017, p. 173) Et ces transformations ne sont possibles que lorsque nous sommes travaillés par la « force plastique » qu’est cette pure circulation d’énergie.
jeudi 2 avril 2020 • Feuilleton Critique et Esthétique (13)
13.
Au fond, comment naissent les idées, se demande Wittgenstein ? Comment expliquer l’intuition qui nous mène d’un niveau d’interprétation à un autre, qu’il soit mathématique ou langagier ? Ou encore, comment la musique peut-elle à elle seule justifier que l’homme ne soit pas une erreur ? Eh bien, disons que la créativité repose sur une sorte d’interaction étrange, un va-et-vient entre des niveaux d’interprétation, étrange parce qu’inattendue, un double point de vue dans un contexte donné par lequel une proposition pourra se dédoubler dans une lecture à la fois rationnelle et poétique, scientifique et intuitive. L’acte de création naît dès lors qu’il a le pouvoir de se refléter dans ces différents niveaux d’interprétation, éthique et esthétique, qu’il se donne et donne cette liberté à celui qui le reçoit. Nous dirons alors que la perception des niveaux éthiques et esthétiques est essentiellement une question d’intuition, de préférence et de goût. Qu’à un certain niveau d’interprétation du monde par la physique quantique, à titre d’exemple, votre réponse dépendra entièrement de votre préférence éthico-esthétique sur les manières de poser l’équation. Et c’est ici le point central de notre démonstration : éternellement, c’est l’esthétique qui justifie l’éthique, la valeur et le sens que l’on donne à notre vie, et non pas l’inverse. C’est dans ce don que se construit le monde. C’est la même sensation que de sortir d’un musée italien ou hollandais pour entrer dans une ville qui semble le reflet même de cette peinture, comme si elle en était issue et non l’inverse, pour reprendre la très belle analogie de Jean Baudrillard [40] . Dans un contexte plus contemporain, on pourra dire que la ville américaine est elle aussi issue vivante du cinéma.
Il sera intéressant de noter ici que c’est justement dans des temps de crises généralisées, où l’on croit que tout va vers le pire, qu’il n’y a pas de meilleur moment pour changer de cap. Et l’on aura d’autant plus de conviction pour se tourner vers l’art et la philosophie pour faire don de sa personne. L’imminence des catastrophes contemporaines, telles que nous les vivons depuis septembre 2001, a grandement discrédité les bonnes volontés politiques nationalistes et ont a contrario, provoqué chez le citoyen esthétique des réactions immunitaires à la hauteur des pathologies de notre monde globalisé. Le déchaînement des catastrophes ne trompera pourtant pas un analyste conceptuel avisé : la catastrophe a déjà eu lieu et ces scènes de terreurs auxquelles nous assistons aujourd’hui ont déjà été jouées. Ce qui change, ce sont toutes ces innovations pédagogiques développées depuis le siècle des Lumières qui ont grandement contribuées à la maturation d’une sensibilité empathique biosphérique [41], c’est-à-dire, généralisée à l’ensemble de la planète. Jamais il n’y aura eu une si grande complétude entre la forme achevée qu’est un être humain et l’humanité à qui il appartient. Lorsque nous nous sommes arrachés à l’animalité, et que nous avons porté notre tête au-dessus de nos épaules dans une position verticale, que nous avons appris à nous tenir droit, nous avons par ce geste artistique existentiel révélé la puissance esthétique comme moteur de l’évolution. C’est pourquoi, « l’artistique, c’est la somatisation de l’improbable [42] », une expérience incarnée du lointain. L’ascèse au sens extra-moral est une incorporation du monde, une façon de vivre l’expérience du monde dans sa chair, une manière de se projeter dans un éternel retour de celui-ci.
[40] J. Baudrillard, Amérique, Paris, Grasset, 1986, p. 111. « Pour nous modernes et ultramodernes, comme pour Baudelaire qui a su saisir dans l’artifice le secret de la véritable modernité, seul est saisissant le spectacle naturel qui livre en même temps la profondeur la plus émouvante et le simulacre total de cette profondeur. » (p. 139)
[41] Si nous ne sommes qu’aux premières lueurs d’une nouvelles conscience biosphérique — les préjugés xénophobes traditionnels restent la norme —, le simple fait que notre élan empathique explore des domaines hier inaccessibles est un triomphe de l’évolution de l’espèce humaine. » Jeremy Rifkin, Une nouvelle conscience pour un monde en crise, op. cit., p. 32.
[42] Peter Sloterdijk , Tu dois changer ta vie, tr. de l’all. par O. Mannoni, Maren Sell, Paris, 2011, p. 181.
Commentaire de Illustration (13) : Christian Globensky, Au pays de la culture (Land of culture), vidéo (05:21), KTA Productions, 2008. Dans ce clip vidéo, les paroles sont adaptées de l’œuvre de Friedrich Wilhelm Nietzsche Ainsi parlait Zarathoustra, sur une musique originale mon ancienne formation musicale, Star rounds (extrait de l’album Brothers in colors — guitare & voix : globensky, basse & batterie : Alex Mittelmann). Dans la vidéo, on voit une des gens déambuler sur les remparts, au bord de la mer, pendant que d’autres courent sur la plage et des bateaux voguent au loin. L’image est volontairement pas très nette, légèrement floutée, si bien que les visages que l’on entraperçoivent semble recouverts de couleurs entremêlées, barbouillées. Bariolé, bigarrure, multicolore, ces images reviennent très souvent dans l’œuvre de Nietzsche, par exemple ds le chant du Zarathoustra Au pays de la Culture — dont sont tirées les parole du clip. Comme toujours chez Nietzsche, on découvre derrière presque chaque mot, tout un programme d’énigmes conceptuelles, comme l’a si bien décrit Derrida dans Éprons où le mot femme doit toujours dans son sillage nous ramener à l’impossible concept de la vérité : « Parler de la femme, c’est la nommer, la marquer. D’avance, une marque soustrait de la saisie ce qu’elle nomme. Quelles que soient les parades, simulacres, dons d’elle-même, elle se retire, déjà, de toute généralité, tout surplomb. Par son style, Nietzsche fait venir cette marque et s’en protège. Nietzschéen : le discours sur la femme est ambigu, contradictoire. Toujours lointaine, à distance, elle écarte et s’écarte d’elle-même, elle engloutit toute identité, toute propriété. C’est sa retraite. Sous son charme, sa séduction, elle suspend le savoir et ouvre une autre dimension de la vérité, qui met en doute la possibilité du dire. » (Jacques Derrida, Éprons, Flammarion, Paris, p. 43. Bariolé, bigarrure, multicolore, ces images revient aussi très souvent dans le très beau livre de Dorian Astor, Nietzsche la détresse du présent (Gallimard, Paris, 2014), par exemple à la page 263 : « L’image du costume bariolé, de la bigarrure (Buntheit), pour désigner l’homme moderne, intervient dans l’œuvre, de Nietzsche, des premiers aux tout derniers textes. Elle s’oppose à sa définition précoce de la culture comme unité du style. Cet assemblage carnavalesque dont nous nous revêtons renvoie, à une absence de style, de goût, de maîtrise des formes ; à une pratique de l’emprunt sauvage, sans choix ni sélection. La bigarrure moderne caractérisera aussi bien la littérature, que la musique, les sciences historiques et naturelles que la mode, le journalisme et la politique. Ces analyses sont bien connues. Ce qui nous importe ici est cette figure de carnaval que dessine, la bigarrure culturelle de la modernité. » Enfin, dans son livre, Nous n’avons jamais été moderne (La Découverte, Paris, 1997), Bruno Latour débute son propos ainsi : « Si la lecture du journal quotidien est la prière de l’homme moderne, alors c’est un homme bien étrange qui prie aujourd’hui en lisant ces affaires embrouillées. Toute la culture et toute la nature s’y trouvent rebrassées chaque jour. » Et un peu plus loin : « Hybrides nous-mêmes, (…) nous avons fait le choix de décrire les imbroglios où qu’ils nous mènent. Notre navette, c’est la notion de traduction [qui] est le fil d’Ariane de ces histoires mélangées. » (p. 9-10)
Commentaire de texte (13) : Si, comme le disions en introduction de cet essaie, et ce en s’appuyant sur Marcel Mauss, que « les phénomènes esthétiques forment une des plus grandes parties de l’activité humaine sociale », nous en sommes arrivés à la conclusion « que cela n’a pas grand-chose à voir avec l’économie, mais d’autant plus avec un amalgame de vie d’artiste, d’artistisme, de science de l’entraînement, de diététique et d’ascétologie. Cette relation rend compréhensible la phrase programmatique que l’auteur de La Généalogie de la morale confia à l’automne 1887 à ses cahiers de notes : « Je veux renaturaliser également l’ascétisme ; au lieu de l’intention de négation, l’intention de renforcement [ … ]. » Pour l’acrobate philosophique, l’enjeu de la renaturalisation de l’ascétisme est le fondement naturel de l’antinaturalisme — ce qui signifie tout simplement que le corps doit toujours être de la partie : depuis la base Jusqu’au sommet des figures artistiques. Lorsque les artistes du cirque d’Etat chinois montrent, dans l’un de leurs numéros de pyramides, six ou sept artistes se grimper mutuellement sur les épaules, si bien que celui qui se trouve tout en haut se tient sur celles de nombreux porteurs et réussit encore, au sommet, à faire le poirier tout en tenant en équilibre des verres d’eau sur un plateau reposant sur la plante de son pied gauche, alors même les philosophes – pour peu qu’ils soient allés au cirque — devraient comprendre ce que désignait Nietzsche d’une manière aussi pathétique : qu’au point le plus élevé, il n’y a pas moins de corporalité en œuvre qu’au centre et en bas. Il est tout aussi évident que la figure artistique commente à sa manière le topos « l’esprit fait bouger la matière » (mens agitat molem). L’artistique, c’est la somatisation de l’improbable. » (Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie, op.cit., p. 180-181)
Vendredi 3 avril 2020 • Feuilleton Critique et Esthétique (14)
14.
Bonjour à tous, votre Feuilleton Critique et Esthétique se met en pause après deux semaines de publications quotidiennes. Vous avez été plus 200 personnes à rejoindre le groupe ÉCOLES D’ART EN QUARANTAINE, et je vous remercie de votre fidélité et de vos encouragements. On m’a par ailleurs vivement conseillé d’en publier un livre avec encore plus d’illustrations… Eh bien, disons que c’est déjà en route, non ? Mais pour aujourd’hui, je vous souhaite bon courage pour la suite, et je vous laisse sur une courte bibliographie et sur :
Deux courts exemples en guise de conclusion.
Il est de notoriété publique qu’Albert Einstein était un cancre à l’école, étant certes doué pour les mathématiques, mais négligeant toutes les autres matières. Il ratera les examens d’entrée aux grandes écoles et ne trouvera aucun emploi dans le milieu de la recherche universitaire. Un simple job dans un bureau des brevets lui permit de se consacrer « en solo » à la publication des ses théories, dont l’équation E=mc2 qui est devenue un logo mondialement connu ! Un slogan explosif puisqu’il fut déterminant à la conception de la première bombe atomique. « L’Énergie est égale à la matière fois la vitesse de la lumière au carré », E=mc2 fait aujourd’hui figure de document que l’on peut s’échanger, voire d’un slogan teinté d’une aura de mystère qui n’est pas sans rapports avec les plus grandes œuvres d’art. Il nous rappelle sans cesse que l’énergie, c’est 75% de notre réussite, et que si nous n’en avons pas, nous n’arriverons jamais à percer le noyau de notre solitude.
Alors qu’il avait déjà acquis une renommée à travers son pays, l’Inde, un jeune flûtiste se préparait à la venue d’un grand Guru, l’un de ces maîtres spirituels qui vont de ville en ville pour y prodiguer leur enseignement. Chauriasa, c’est le nom de notre instrumentiste, avait d’abord débuté sa carrière en tant que boxeur et s’était donc largement confronté au langage du corps. Mais il quitta du jour au lendemain le ring professionnel pour se mesurer cette fois-ci à une renaissance créative, qui en Inde se compare à une vocation religieuse. Le Guru se présenta à son atelier et sans dire mot s’installa en position d’écoute. L’interprétation terminée, il ne dit qu’une phrase avant de s’en aller : « C’est bien, mais tu ne te joues pas de toi-même. » Ce mot décontenança le flûtiste qui ne pu toucher son instrument pendant plusieurs semaines jusqu’au moment où il imagina cette parade qui engageait aussi bien son corps que son esprit. C’est depuis ce jour qu’il cessa d’être droitier pour devenir gaucher.
Commentaire de Illustration (14) : Christian Globensky, National Gallery (Watchers on chairs), Prague, C-Print, 60x80cm, 2016. Je souhaitais terminer le feuilleton par cette photographie, issue de ma série Inside the museum, qui, d’une certaine manière, boucle la boucle, puisque l’on y voit au mur un petit portrait d’un homme de profile. Oui, il s’agit bien du vrai tableau de Peter Paul Rubens, Study of a Man in Profile (1611-1612), qui est à l’origine de la création de mon duo de carte postale, Tension verticale, Rubens, Study of Nietzsche in profile… Et qui a donné sens à notre feuille de route : un méticuleux réajustement des tentions verticales jusqu’ici codées par la religion et la métaphysique.
Christian Globensky, Paris, avril 2020
Bibliographie
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Jean Baudrillard, Amérique, Paris, Grasset, 1986,
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Alain Caillé, Extension du domaine du don (Actes sud, 2019),
Emanuele Coccia, La vie sensible, Paris, Payot & Rivages, 2018
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Ralph Waldo Emerson, Compter sur soi, Paris, Éditions Allia, 2019
Michel Foucault, Histoire de la sexualité, vol. 2, L’usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1982
Bénédicte Garnier, Rodin Intime, Paris, ÉdItions du Chêne, 2015
Nobert Hilaire, Des séances, in Art press, N°213, mai 1996
Christian Globensky, Comment on devient Bouddha — selon Nietzsche, Paris, éditions jannink, 2017
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Christian Globensky, « La puissance discrète du sourire » in B. Lafargue, B. Rougé, (dir.), Figures de l’art N°37, Le savoir rire de l’art, PUPPA, Pau, 2019, page 53. Collection dirigée par Bernard Lafargue et Bernard Rougé.
Boris Groys, Portrait de l’artiste en masochiste, tr. de l’all. P. Cockelberg, Paris, Arkhê, 2013
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Frédérique Nietzsche, Naissance de la Tragédie, tr. de l’all. R. Rovini, coll. folio essais, Paris, Gallimard, 1989
Frédérique Nietzsche, Humain, trop humain, tr. de l’all. R. Rovini, coll. folio/essais, Paris, Gallimard, 1987
Frédérique Nietzsche, Aurore, tr. de l’all. J. Hervier, coll. folio/essais, Paris, Gallimard, 1987
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Frédérique Nietzsche, La Généalogie de la morale, tr. de l’all. J. Gratien, coll. folio/essais, Paris, Gallimard, 1987
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Marcel Mauss, Manuel d’ethnographie, Paris, Payot, 2002
Marcel Mauss, Essai sur le don, Paris, PUF, 2012
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Charles Pépin, Quand la beauté nous sauve, (coll. Marabout, Paris, Robert Laffont, 2013),
Jeremy Rifkin, Une nouvelle conscience pour un monde en crise, vers une civilisation de l’empathie, Paris, LLL, 2011
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William Shakespeare, Roméo et Juliette, Paris, Flammarion, 1993
Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie, tr. de l’all. par O. Mannoni, Paris, Libella, 2011
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Ludwig Wittgenstein, Tractatus Logico-Philosophicus, Paris, Gallimard, 1961